ACCEPTER L’INACCEPTABLE

ACCEPTER L’INACCEPTABLE

Déréglementation, délocalisation, logique économique, flexibilité, restructuration et, plus généralement, les termes propres à l’économisme ambiant ont pour objet d’enfermer les choix politiques, les réalités sociales, dans une vision technicienne du monde. La grande mécanique socioprofessionnelle se présente comme un ensemble de problèmes-solutions techniques. Pas question d’y montrer les humains broyés par les rouages.

A ce langage appartiennent les chiffres, les statistiques, les pourcentages qui dépossèdent les citoyens de ce qu’on peut appeler une conscience existentielle de la situation politique. On peut en dire autant de l’abus des sigles en tous genres, qui déréalisent les choses humaines en alignant des lettres abstraites. Le mot même de dysfonctionnement, de plus en plus employé, vide de leur sens politique les défaillances qu’il qualifie : d’une part, il dédramatise par son caractère abstrait les situations humaines qu’il couvre ; d’autre part, il laisse entendre que les réalités déplorées relèvent d’une causalité purement technique à laquelle la technique peut remédier, masquant ainsi la responsabilité des responsables, ou la faillite de leurs stratégies.

Tous ces langages aboutissent, à la longue, à dépolitiser, aux yeux des gens, l’homme politique lui-même. Trop soucieux de son image médiatique, tout occupé à innocenter son pouvoir, celui-ci finit par faire douter de l’action politique elle-même. Le comble de la mystification est atteint lorsque nos dirigeants font état publiquement de leur for intérieur : compassion formelle, humanisme au grand coeur (l’évocation de la crise), sentiments désintéressés, convictions profondes, credo prophétique (le chant des promesses). Trop de responsables préfèrent le langage qui s’apitoie au discours qui analyse. On entend trop déplorer le sort des exclus, pas assez dénoncer les mécanismes de l’exclusion. Cela conduit à une double dépolitisation de l’opinion : qu’elle soit complètement mystifiée ou qu’elle bascule dans l’incrédulité totale, elle demeure sans prise sur la réalité politique qui la concerne.

François Brune, La dépolitisation par le langage, ces mots qui font accepter l’inacceptable, 1995 (extrait).
http://www.monde-diplomatique.fr/1995/05/BRUNE/626...
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