TEXTES ANONYMES DU MOUVEMENT

TEXTES ANONYMES DU MOUVEMENT CONTRE LA LOI DU TRAVAIL DE MARS À JUIN 2016




INTERDICTIONS DE MANIFESTER

Des membres du Mouvement Inter Luttes Indépendant (Mili) et d’autres camarades ont vu leur week-end de la pentecôte gâché par une visite des services de police aussi imprévisible que désagréable. Hormis ceux qui ont eu la chance d’être en «course» au moment du passage des policiers, les autres se sont vus remettre une interdiction de séjourner dans plusieurs arrondissements et place de la république qu’ils ont été contraints de signer, parfois sous pression. Si au cours de cette visite les policiers n’ont pas démérité dans leur tentative habituelle d’intimidation et d’humiliation - coups de téléphone aux parents pour ceux qui résident chez eux ou encore remise du papier devant la famille - c’est surtout le contenu de cette interdiction qui nous étonne.

En réalité, il ne fait aucun doute que cette interdiction a pour seul objectif d’empêcher une frange organisée de la jeunesse de manifester. Les personnes concernées par la mesure sont interdites de séjourner le 17mai 2016 dans le 6, 7, 14 et 15 ème arrondissement de Paris de 11h à 20h et de 18h jusqu’à 7h le lendemain dans le quartier de République, autrement dit, il leur est interdit de se rendre à la manifestation de mardi contre la loi El-Khomri et a la Nuit Debout. C’est une interdiction politique et à travers cette mesure M.Cazeneuve s’octroie le droit de choisir qui peut, ou non, se rendre à une manifestation, dans l’espoir de faire taire toute contestation par l’intimidation. Si nous savons depuis trop longtemps que l’état de droit est une fiction, qui plus est sous état urgence, il nous semble nécessaire de rappeler certaines choses.

En premier lieu, le caractère arbitraire de ces mesures et son rôle dans une stratégie de terreur à l’encontre des manifestants. Ces interdictions de manifester sont, au-même titre que les assignations à résidences, des décisions administratives. Elles relèvent d’une décision unilatérale et ont pour seul fondement le jugement subjectif des services de police, plus précisément de certaines notes blanches recueillies par les renseignements généraux. Elles ne sont pas contrôlées par la justice et sont mises en place simplement quand il existe «des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics», c’est-à-dire qu’elles reposent sur des présomptions et non des faits; autant dire le régime de l’arbitraire et le retour des lettres de cachet.

C’est l’ensemble de ceux qui ont contesté la loi qui sont susceptibles d’être touchés par cette interdiction, comme en atteste la diversité des groupes ciblés: un lycéen, un photographe indépendant, des militants antifascistes, des étudiants ou des jeunes. Peu importe qui vous êtes ou ce que vous avez fait, ce qui compte c’est votre simple présence en manifestation et le fait de ne pas dissocier le discours des actes. La lettre du préfet dit une chose: «nous savons que vous avez contesté l’ordre établi, nous savons où vous habitez, nous pouvons revenir». Tout comme les coups des matraques ou les tirs de flash-ball ce qui compte c’est moins ceux qui sont ciblés directement que ceux qui sont autour, car l’effet est indirect, mais bien présent. Ne nous y trompons pas ne sont pas uniquement les membres du Mouvement Inter Luttes indépendant qui sont visés par ces interdictions de manifester, mais l’ensemble des sympathisants et plus largement la jeunesse fer-de-lance de la contestation.

La police espère voir tous ceux qui contestaient et contestent encore la loi El-Khomri, voir plus, déserter la rue et rentrer chez-eux sous l’effet de la peur de la répression, plutôt que d’espérer la fin des débordements en interdisant une trentaine de personnes de manifester.
Il faudrait être terriblement naïf pour croire que les débordements sont le fait d’un petit groupe, quand on voit des milliers de manifestants se masquer le visage et s’organiser de façon autonome pour mettre en échec l’État et la police. Ces interdictions de manifester sont donc des interdictions pour l’exemple, qui ont pour but de terroriser ceux qui depuis plusieurs semaines tiennent la rue pour y battre le pavé.

En second lieu, il nous semble important de rappeler ce que ces interdictions signifient également que le système perd pied. Nous nous posons une question: n’est ce pas un aveu d’impuissance que d’utiliser une mesure prévue pour lutter contre le terrorisme à l’encontre des jeunes d’une vingtaine d’année et d’un lycéen de 17 ans? De toute évidence, ça l’est. Le pouvoir est en train d’être submergé par une succession de débordements. Face à cela il n’a pas d’autre choix que de se compromettre avec ses propres (supposés) principes. Il détourne les mesures permises par l’état d’urgence contre le terrorisme à l’encontre de la population civile: population musulmane, militants écologistes et actuellement les jeunes (et moins jeunes) contre la loi travail. Le reste a échoué, ainsi le gouvernement en est arrivé là. Lors des précédents conflits sociaux, c’est la distinction entre manifestants dit violents et dit non-violents, ainsi que le mythe du casseur, qui permettaient de diviser la contestation, mais aujourd’hui les gens se tiennent ensemble, dans leur diversité tactique. Les nombreuses soupapes qui séparaient les contestataires du pouvoir, comme les bureaucraties syndicales, ont explosé. Face au déploiement d’un armement militaire par la police et à ses techniques ridicules, les foules ne fuient plus, mais de semaine en semaine s’organisent pour revenir plus fortes, plus nombreuses et avec plus de détermination.

Nous soutenons donc toutes les personnes frappées par les interdictions et souhaitons bonne chance à celles qui essayent d’y échapper. Mais surtout nous appelons à intensifier la mobilisation, à prendre la rue dès que la situation le permet, à occuper des lieux pour y construire d’autres manières de vivre et à s’organiser contre la répression sans tomber dans son piège, qui est celui de créer des clivages.

‪https://lundi.am/Strategie-de-la-tension-interdiction-de-manifester-etat-d-urgence‬


MANIFESTONS, BLOQUONS ET OCCUPONS POUR CONTINUER LE DÉBUT!


Tout le monde pensait que le mouvement ne durerait qu’un petit mois, mais l’ensemble s’est trompé et l’effervescence collective a permis de faire naître une force, jeune et moins jeune, mais unie dans la lutte.
Cette union s’est traduite par une solidarité dans les actes de solidarité et le fait d’accepter qu’une multitude de pratiques puissent s’exprimer en manifestation ou ailleurs, de manière non-violente ou violente, mais offensives, car arrivant à arracher un peu de liberté ou devrait-on dire d’espace. Le fait d’empêcher la scission des cortèges, lorsque la police charge ou gaze est un exemple concret de victoire.

Lorsque les bureaucraties syndicales et autres gestionnaires appellent au simple retrait de la loi travail, tout en travaillant avec la préfecture, on ne peut que leur rire au nez.
Demander le retrait de la loi travail est certes une nécessité pour porter la lutte, mais s’enfermer dans un simple retrait en devient néfaste, car il laisse supposer qu’avant c’était bien, ou mieux, alors que combattre la loi travail sans s’en prendre à son monde, c’est-à-dire à l’état d’urgence, au projet de réaménagement de territoire, de restructuration dans les entreprises, en gros, au capitalisme, n’a aucun intérêt.

Les grèves se multiplient, les blocages s’accentuent, l’économie est perturbée. C’est le moment pour la jeunesse de rejoindre les travailleurs, comme elle l’a fait lors des dernières manifestations, pour les aider à bloquer et faire face aux flics qui viennent les déloger. Créer des ponts tangibles, s’inscrivant sur la durée. Une assemblée générale "On bloque tout" concernant les lycéens et lycéennes se déroulera lundi au CICP, 21 ter rue voltaire, métro rue des boulets, de 16h à 18h.

La répression s’accentue également. Plusieurs dizaines de personnes se sont vues notifier des interdictions de manifester, à Paris, la semaine dernière. Quatre interpellations, assez arbitraires, car fondées sur des notes blanches, donc des données recueillies par les renseignements généraux. Les cibles sont claires: des individus s’organisant et non des actes.
Il y a aussi eu plusieurs tentatives d’occuper des lycées pour y mettre en place des projections, des bouffes pas cher, des discussions et d’autres initiatives, qui se sont soldées par des évacuations sous pression policière. En France, on envoie des gendarmes mobiles pour déloger des lycéens, dans une salle de leur établissement, tranquillement en train de discuter. Le fameux dialogue avec la jeunesse, qui se fait à coup de tonfa et de pression.

Malgré tout, ce n’est pas le moment de flancher. Au contraire, de plus en plus de monde rejoint la lutte, ainsi on remarque que de nombreux groupes s’organisent pour tenir la rue ou imaginer d’autres initiatives créatives et permettant de faire des chouettes rencontres.
• La prochaine manifestation aura lieu JEUDI 26 MAI, le parcours et l’horaire sont a préciser.
• En attendant, nous appelons à retenter les occupations de lycée pour créer des situations où l’on a un impact sur le réel, sur ce que l’on organise collectivement et pouvoir s’organiser sans être pris par l’urgence du temps.
• Soutenir les travailleurs en grève et les rejoindre sur les blocages.
• Participer à l’assemblée générale lycéenne "on bloque tout", qui aura lieu lundi au CICP, 21 ter rue Voltaire, métro Rue des Boulets, de 16h à 18h.

Le 22 mai 2016

‪https://paris-luttes.info/jeudi-26-mai-manifestons-bloquons-5827‬


DES LYCÉENS S’EXPRIMENT SUR LES INCIDENTS

«Ils nous empêchent sans cesse de manifester là où nous voulons manifester, détournant sans cesse nos parcours, usant d’armes qui tuent»

Depuis le début de la lutte contre la loi ’Travaille!’, nous avons pu remarquer un fort rejet de la part des manifestants se disant non-violents à notre encontre. Nous? Les grands méchants ’casseur-euse-s’, ce terme policier qui, pour vous, englobe tout ceux dont on ne voit pas le visage, ceux ne voulant pas être pris en photo dans l’Etat sécuritaire qui est le notre, comme les personnes ayant des pratiques violentes pour lutter: ceux qui s’en prennent à la marchandise et à des cibles logiques, comme les banques ou les agences d’intérims qui seront les premières à nous exploiter.

Tout d’abord, sachez que les pratiques violentes en manifestations ne sont pas apparues spontanément avec ce mouvement. Au contraire, elles existent depuis qu’existent les contestations. Nous avons remarqué que les manifestants non-violents aiment se saisir d’exemples comme mai 68 ou les luttes contre le CPE. Revenons-y donc. C’est après mai 68 qu’un grand nombre de rues parisiennes ont été goudronnées, parce que les étudiants les avaient dépavées sans se poser de question pour tenir en respect les policiers. La violence était aussi au rendez-vous durant l’occupation de la Sorbonne en 2006, lorsque des échelles et des chaises ont été lancées sur les CRS. Idem lorsque que Rennes écrit, sur sa banderole ’Nous sommes tous des casseurs’. Comment pouvez-vous nier que les ’casseurs’ ont déjà fait cortège commun avec les non-violents? Il n’y a pas d’extérieur et d’intérieur, mais des réalités de luttes différentes.

Il est cependant légitime de vous demander, pourquoi par exemple s’attaquer aux banques? Parce que c’est pour nous le meilleur moyen de montrer notre détermination. Déçus de voir que notre gouvernement n’avait rien à faire des simples manifestations, nous avons décidé de passer à des pratiques plus offensives pour lui montrer notre détermination. Et plus que le gouvernement, nous sommes extrêmement déçus par l’immobilisme toujours grandissant dont font preuve les partis politiques et les syndicats. Nous en avons marre que la pauvreté grandisse toujours plus et que les riches s’enrichissent. S’en prendre à la société marchande, c’est s’attaquer au réel et créer une brèche dans la passivité de nos sociétés; ce n’est pas une fin, mais un moyen, pour poser une conflictualité, qui sera force de proposition et permettra de faire naître de nouvelles formes de luttes.

Si, pour vous, un groupe de personnes aux pratiques de manifestations violentes ressemblent à un grand groupe désorganisé tapant sur tout ce qui bouge, détrompez-vous: nos pratiques sont réfléchies et en plus de notre rage, qui demande à sortir, nos cibles sont bien précises. Tout d’abord, les institutions d’Etat, car cet Etat puant qui nous gouverne ne mérite rien de mieux que ce que nous lui offrons avec nos marteaux et notre peinture. Ensuite, les banques, car elles participent largement à notre précarisation et sont des symboles du capitalisme. Elles jouent avec l’argent, ne font que spéculer, considérant une vie humaine comme un chiffre ou une donnée statistique, extorquant toujours plus d’argent à ceux qui n’en ont pas assez pour pouvoir obtenir un prêt. C’est la même chose pour les agences d’Intérim, qui participent, elles, à nos précarisations en nous offrant toutes sortes d’emplois sous-payés, ne nous laissant d’autres choix que de les accepter si nous voulons pouvoir manger en rentrant chez nous. Quant aux heurts avec la police, ils nous empêchent sans cesse de manifester là où nous voulons manifester, détournant sans cesse nos parcours, usant d’armes qui tuent. Lorsqu’ils ne commencent pas, si nous allons au contact, c’est parce que nous les détestons. Nous détestons ces hommes ou femmes se sentant monter en puissance une fois en uniforme, abusant de leur pouvoir pour se défouler sur les citoyens ne faisant pas grand chose, voir même rien du tout. Nous détestons le bras armé de l’Etat, cet Etat que nous détestons autant que le capitalisme qu’il représente!

Cependant , des pratiques manifestement différentes ne font pas de nous des ennemis. Nous avons un Etat à haïr et une insurrection à mener. Il est passé le temps des guerres intestines! Aujourd’hui, nous devons faire bloc face à la police. Aujourd’hui, nous devons faire face à une loi qui veut détruire nos vies! Aujourd’hui, nous n’en pouvons plus de vivre dans ce système nous rabaissant à des chiens! Alors, demain, plutôt que de nous affronter sur des débats stériles, marchons ensemble , que vous soyez cagoulés ou non, non-violents ou casseurs, révolutionnaires ou réformistes, radicaux ou moins radicaux, pour cracher toute notre haine à ce système qui nous opprime!

N’oubliez jamais que notre but est commun et que sans solidarité, l’insurrection n’est rien!

Le Service du Désordre - Branche dissidente du Mouvement Inter Luttes Indépendant (Mili)

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LE MONDE OU RIEN
Rencontre avec le Mili, en première ligne des manifs jeunes contre la loi travail

Chaque jeudi du mois de mars, ils ont marché aux côtés d'autres lycéens. Leur nom est sur toutes les bouches dans les cortèges. On les appelle les « Mili » pour « Mouvement Inter Luttes Indépendant ». Si on parle autant d'eux c'est que pour certains ils sont le moteur des blocages de lycées et des manifestations lycéennes, pour d'autres ils ne sont qu'une bande de casseurs masqués qui cherchent le coup de poing avec la police pendant les manifs.

Il est 18 h, c'est le premier jeudi d'avril. Autour de la table, devant les assiettes et les canettes de soda, ils sont quatre membres du Mili à venir raconter leur collectif. Ils donnent des prénoms d'emprunt, Frank, Julien, Pierre, Karim. Ils ont 17, 19 et 20 ans. Il y a un étudiant en histoire, un autre en sociologie, un « travailleur », un lycéen en Terminale S.

On les a sûrement croisés ces dernières semaines dans ces cortèges lycéens qui partent de la place de la Nation, sans les reconnaître derrière les écharpes, sous les cagoules et les masques de ski. Peut-être lors des jets de bouteilles de verre sur les policiers anti-émeute en bas de l'avenue des Gobelins le 24 mars, peut-être lors de la course-poursuite avec la BAC sur le parvis de la Gare de Lyon le 31 mars puis sur le pont de la Gare d'Austerlitz lors d'un face-à-face impressionnant avec les gendarmes mobiles. Ils assument les bagarres, mais refusent qu'on les limite au muscle, à la « casse », revendiquent au-delà une capacité à mobiliser les jeunes lycéens pour « reprendre la rue et la tenir ».

LES DÉBUTS

À l'origine, ils nous expliquent que le « Mouvement Inter Luttes Indépendant » s'appelle le « Mouvement Inter lycéens Indépendant ». Il naît à Paris, pendant des mouvements lycéens de protestation contre des expulsions, connus comme l' « Affaire Leonarda ». On est en 2013, le Mili compte entre 100 et 200 personnes qui se sont constituées en mouvement lors d'une AG qu'ils montent par « manque de confiance dans les autres structures » que sont les syndicats lycéens.

« Ils ne bloquaient pas les lycées », explique Julien en parlant des syndiqués. « Ils faisaient juste le tour avec les médias pour dire 'Regardez ce qu'il se passe'. » Au-delà du problème de représentation médiatique les futurs Mili ont d'autres points de tension avec certains syndicats lycéens : une proximité avec le PS, le carriérisme des leaders, et leurs services d'ordre. « Ils s'en prenaient aux jeunes qui allaient devant et qui se chamaillaient avec la police. » C'est sur ces bases qu'ils posent les principes de leur mouvement, dont leurs horaires de manif, « le fameux 11h00 à Nation » qui fonctionne en ces jours de manifestations lycéennes à Paris.

Passe donc l'affaire Leonarda, le mouvement s'essoufle, et reste alors une base d'une trentaine de personnes. D'autres viendront s'agréger ensuite. Le groupe décide de poursuivre une forme d'engagement politique loin des partis et des syndicats, aux accents anticapitalistes, mais « en refusant de se laisser enfermer dans une case » anarchiste ou communiste. Sur leur page Facebook qui totalise plus de 9 000 likes, l'à propos parle d' « une autre manière de prendre parti pour rompre avec l'isolement ».

Un mois plus tard, les premières actions du Mili ce sont des collectes de nourriture dans les lycées, « en refusant de passer par les CVL » expliquent-ils, c'est-à-dire les Conseils des délégués pour la vie lycéenne. « Parce qu'ils sont élus pour leurs beaux discours, leur popularité, leur capital culturel. » Julien raconte ensuite comment ils ont fait le tour des lycées, comment ils ont cuisiné des repas chez les gens, et redistribué aux SDF.

Arrive ensuite le « Jour de colère », une « grosse manif fasciste » disent les Milis attablés. Ils se mettent alors en relation avec des groupes antifascistes parisiens pour déployer une banderole sur le parcours de la manifestation avec pour inscription « Valls, Marine, opnǝıp, tous des fachos ». Ils se souviennent avoir voulu « déconstruire le discours dieudonniste : ceux qui ne sont pas avec ǝuuopnǝıp sont avec Valls. On voulait retourner le discours, on voulait dire : 'On n'est ni pour Marine, ni pour ǝuuopnǝıp, et c'est pas pour autant soutenir le gouvernement, parce qu'on trouve que ce que dit Valls c'est de la merde. » Une banderole donc, avec fumigènes. Et 40 à 50 personnes qui font cordon de sécurité au cas où les partisans de Jour de colère veulent en découdre.

Fin octobre 2014, Rémi Fraisse meurt d'un tir de grenade offensive, lors d'une manifestation contre le projet de barrage à Sivens. C'est un autre moment fort dans l'histoire du Mili. « À ce moment, on a vraiment notre propre truc, on fait notre propre appel [à manifester], de façon indépendante », raconte Karim. Ils commencent à structurer leur discours, autour des violences policières. Ils dénoncent celles qui visent les milieux militants ou les jeunes des quartiers populaires. « On essaie de faire une jonction entre ce qui peut se passer sur une ZAD [Ndlr, une « zone à défendre »] et ce qu'il peut se passer en ville ». Ils estiment qu'on y est plus soumis aux violences policières quand on est jeune qu'adulte. Ils dénoncent les policiers qui dévisagent, infantilisent lors des contrôles. Ils appellent à nouveau à des blocus avec un certain succès disent-ils.

« C'est pour cela que l'on parle beaucoup de reprendre la rue » poursuit Pierre. Il fait un parallèle entre virer des jeunes d'un hall d'immeuble et en expulser d'autres d'un territoire comme Sivens. Ils entament des échanges et des connexions avec des jeunes des quartiers populaires. En organisant des événements « plus posés ».

Franck raconte des tournois de foot, plus récemment des banquets contre l'État d'urgence et explique : « Je préfère que les gens n'aillent pas en manif, à la limite, mais qu'ils viennent parler avec nous à des banquets contre l'État d'urgence, plutôt qu'ils aillent à la manif et qu'après ils rentrent chez eux et que ça n'ait rien changé pour eux. »

PORTRAIT DES MILI

Qui trouve-t-on aujourd'hui chez les Mili ? Ils sont en ce moment une cinquantaine nous disent-ils, des chiffres qui collent avec ce que l'on a vu en manif, avec des dizaines en plus qui sont là de manière moins formelle. Il y a environ deux tiers de garçons, un tiers de filles. « On ne cherche pas de parité, s'il y a des filles qui veulent être là, elles sont là. S'il n'y a pas de fille sur l'interview, on s'en fout », résume Karim. Les âges tournent autour de la vingtaine, un peu en dessous, un peu au-dessus, lycéens, étudiants, travailleurs.

Le profil de leur milieu social est varié, à l'image de ce que l'on peut trouver dans un lycée de l'Est de la capitale, ou dans une fac parisienne. Les parents peuvent être cadre ou chauffeur routier. « C'est ça qui est bien quand t'es au lycée et à la fac », dit Julien à propos de ce brassage social. « Quand t'es dans le travail, t'es rangé avec des gens de ta condition sociale. » Certains font des sports de combat, « mais pas dans un délire viriliste, pas histoire de démonter des gens.»

Ils expliquent que leur but n'est pas de recruter du monde au maximum, mais veulent être « rejoignables, pas sectaires » résume Pierre. Ils se voient comme un groupe de potes avec un mode de vie politique, entendent montrer que « ce que l'on fait, tout le monde peut le faire ». Ce qu'ils font, cela tient en un mot qu'ils répètent pendant tout le repas : « s'organiser ». Un terme qui englobe une volonté de contrôle de petit territoire conquis sur les espaces administrés par l'État. « On veut aménager du temps et des espaces pour penser la société autrement. » Ils disent ne pas croire au Grand Soir. « La révolution, c'est un mot qui ne veut plus rien dire. Si tu ne le vis pas au quotidien, ça n'a aucun intérêt. Ta durée de vie , c'est 70 piges. Y a peu de chances que tu connaisses un jour une révolution globale, » estime Julien.

La tablée évoque les exemples des ZAD, la Commune de Paris, les mouvements d'autonomie en Italie dans les années 1970. « Ils ont eu ce truc-là, de rupture avec tout ce que le capital peut te voler, par exemple avec les auto-réductions dans les supermarchés. » Franck cite les grèves de paiement d'électricité pour obliger la ville à faire baisser ses tarifs. « On n'est pas anarchistes ou communistes, tout ce qui nous renvoie dans des cases ça nous fait un peu chier. On est 'autonomes' dans le sens où on essaie de ne pas avoir de dialogue avec les institutions étatiques, » dit Julien. Ils ne prônent pas une autogestion ultra-formaliste pour autant, tempère Pierre, comptant d'avantage sur un processus d'organisation naturel. Si le Mili explique ne pas avoir de logique d'extension, il est souvent sollicité par d'autres lycéens dans le reste de la France. Julien salue la création de groupes avec leur propre autonomie « pour que tout le monde ne finisse pas aux Jeunesses Communistes, ou dans des trucs qui vont les dégoûter de la politique au bout de trois ans ».

L'OPPOSITION À LA LOI TRAVAIL

Quand on leur demande pourquoi ils descendent dans la rue au milieu de ce mouvement d'opposition à la loi travail, la réponse ne cible pas directement le projet de la ministre El Khomri. Sur ce mouvement comme sur les précédents, il y a « juste l'envie de créer les conditions d'un truc qui nous déborde, pas de contrôler quelque chose ».

Il s'agit pour eux de se battre non pas contre la « loi travail » mais contre « la loi du travail qui est déjà en place ». Franck parle de ses potes apprentis payés une misère pour plier des vêtements. « Pas besoin de loi travail pour que ton statut d'apprenti ce soit un statut de merde. » Ils dénoncent un chantage à la crise économique. « Aujourd'hui, c'est la loi travail, mais ce pourrait être autre chose ». Et Julien d'énumérer : la ZAD de Sivens, l'État d'urgence, la loi Macron. « On n'est pas là pour tout dégommer, mais pour mettre en place des convergences sociales : lycéens, étudiants, travailleurs, intermittents... »
Ils évoquent leur slogan « Le Monde ou rien », le nom d'une chanson du groupe PNL, que l'on a retrouvé sur de nombreuses banderoles dans toute la France. « Ça veut dire qu'on veut le monde, on ne veut pas se contenter de la place qu'on nous a donné », explique Julien. « On s'en fout d'avoir quelques aménagements, on n'a pas envie de décortiquer le texte dans le détail. Il faut déjà nous sortir de la temporalité dans laquelle on veut nous mettre en nous disant : 'Il y a la précarité, il y a le chômage, on est obligés de faire ça.»

Karim est allé Place de la République tous les soirs de Nuit Debout : « Ça va, on voit qu'ils ont de la volonté, après dans les faits il se passe pas grand-chose. Mais nous on est pour les occupations des places, pour se réapproprier un lieu. Julien ironise sur le fait que les gens viennent seulement après leur journée de travail pour se plaindre des maux du capitalisme. « C'est quoi, tu fais une thérapie de groupe ? L'idée est bonne mais il faut qu'elle soit dépassée. On y va, on y fait des rencontres, on essaie de s'investir. »

LES MANIFESTATIONS

« Les manifs, c'est un peu épuisant » souffle Pierre. La dernière a eu lieu deux jours auparavant, elle a été stoppée au bout de quelques minutes par une charge de la police qui a fait saigner des crânes de jeunes et s'est soldée par une nasse policière pour interpeller plus d'une centaine de personnes, après des jets de projectiles et de pétards côté manifestants. « On ne définit pas ça comme de la violence », précisent-ils tous en choeur. Julien développe : « On se fixe un point A et un point B, et l'objectif c'est d'y arriver, et si sur le chemin il y a des cibles... Une cible c'est une agence d'intérim — les premiers à t'exploiter — ça peut être une banque parce que c'est le symbole type du capitalisme, ça peut être un McDo, parce que c'est de la bouffe de merde. » Ils nient s'attaquer aux voitures ou aux vitrines des petits commerces. « Quand t'es là, tu vois que c'est ciblé, y a un message. »

D'après eux, ces épisodes de violence n'ont pas soulevé de mouvement d'opposition au Mili de la part des lycéens qui manifestent. « Non, non, justement on voit que la plupart des gens qui sont en manif ça ne les dérange pas plus que ça. Les lycéens continuent de venir, ils ne sont pas traumatisés », dit Karim. Ils essaient de rester unis pour ne « pas dissocier les bons et mauvais manifestants, pour ne pas reproduire les schémas imposés par la police ou les médias : le discours sur les 'casseurs'... »

Ils dénoncent en bloc l'utilisation de ce terme. « On voit des titres du genre 'Des manifs lycéennes infiltrées par des casseurs'. Ça crée une différence, comme si les casseurs n'étaient pas des lycéens comme les autres, » explique Karim avant d'enchaîner sur les événements qui ont suivi les violences policières sur un élève du lycée Bergson lors d'un blocage contre la loi travail le mois dernier. « On a vu à Bergson ce qui c'est passé, c'est des lycéens qui sont partis en manif sauvage et qui ont attaqué des commissariats. Ça reste avant tout des lycéens. On essaie de les dépolitiser en disant 'ce sont juste des débiles qui font ça pour s'amuser'.» Et pour Karim, au delà de l'épisode des violences policières, « Ils sont aussi contre la loi travail. Et même s'ils n'arrivent pas à mettre des mots dessus, ce qu'ils font c'est un acte politique. Essayer de réduire ça à des gens qui vont se défouler c'est complètement débile, et c'est ne pas comprendre ce qui se passe dans la jeunesse. »

« Quand j'entends des discours pacifistes et non violents, je peux comprendre parce que parfois ça peut ne pas être stratégique de casser un truc, parce que ça peut mettre en danger le reste de la manif qui ne veut pas être impliqué dans la répression. On fait en sorte d'éviter ça, on reste ensemble dans les manifs, quelles que soient les pratiques», raconte Pierre. Julien nous explique ensuite comment dans les cortèges le Mili essaie de monter une équipe médicale, nous assure qu'ils font de la coordination pour éviter que les cortèges se disloquent. « Quand les gens courent on dit de pas courir, de ne pas s'écraser, on relève les gens, quand il y a des gaz on leur dit de respirer doucement. » Il note que beaucoup savent se débrouiller au bout d'un mois de manif, comme ceux qui apportent des lunettes de piscine pour les gaz lacrymos.

Les Mili ne nient pas les violences, mais dénoncent le fait qu'on essaie de dépolitiser leur geste. Franck dit que s'ils étaient juste des hooligans débiles, ils casseraient des vitrines à trois heures du matin entre potes bourrés pour l'adrénaline. Pour Julien, la véritable violence ce sont les crânes ouverts par les matraques, les hématomes liés aux grenades désencerclantes, et plus loin les échecs scolaires, les petits boulots payés au lance-pierre. Il explique que sur une banderole, quand ils mettent une phrase de Booba « Le ciel sait que l'on saigne sous nos cagoules », c'est « une manière de dire que derrière les cagoules il y a des gens qui saignent, autant physiquement que dans leur vie de tous les jours. »

L'utilisation de punchlines de rappeurs leur a valu un certain succès ces derniers jours sur les réseaux sociaux. « C'est pour expliquer que ce que tu écoutes tous les jours, même s'il peut y avoir des trucs sexistes, eh bien tu peux te le réapproprier, » raconte Julien. « Tu peux faire en sorte que derrière il y ait un message politique. Une manière de dire que tu viens comme tu veux en manifestation : si t'as envie, tu peux écouter du rap, du punk, tu peux danser, jouer de la musique, t'affronter avec la police, viens. »

Le futur du Mili ? Ils expliquent ne pas avoir de visée sur le long-terme, sinon créer des envies de « s'organiser » chez d'autres bandes de potes. « Quand tu vis un mouvement social, ça te marque, » conclut Julien. « Moi je pense que les lycéens qui ont participé aux manifestations ces dernières semaines, c'est des choses qui vont les marquer toutes leurs vies. Ils ne sont pas dans le discours illusoire d'attendre le retrait de la loi, ils se battent au-delà. »
Les canettes sont vidées, ils repartent aussi sec, ils ont un rendez-vous dans quelques minutes. Peut-être pour préparer leur prochaine manif. Ce samedi 9 avril, le Mili veut prendre la tête d'un cortège avec les jeunes, sans demander la permission aux syndicats ou à la Préfecture.

8 avril 2016.
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MOUVEMENT INTER-LUTTE INDÉPENDANT
Une autre manière de prendre parti pour rompre avec l'isolement.

Partant de l’évidence que le système s’emploie à nous déposséder de nos vies, que ce soit à travers les galères de thunes, de taf, d’études, le sentiment de non-représentation, l’anxiété et l’ennui généralisé tout juste contenus par l’industrie de la distraction (société de consommation, loisirs, drogues, etc), il nous semblait indispensable de créer une base permettant aux différentes composantes de la «jeunesse» de rompre avec l’isolement, se rencontrer, s’organiser afin de se mesurer collectivement à ce monde et à sa violence indistinctement matérielle et existentielle.
Le Mouvement Inter Luttes Indépendant (MILI) est un collectif composé de «jeunes» – lycéens, étudiants ou non. qui se démarque radicalement des organisations syndicales et politiques classiques de droite et de gauche par ses objectifs, son fonctionnement et ses modes d’action. Nous rejetons d’une part toute structure hiérarchique et n’avons pas de «programme» clé en main à proposer mais sommes un groupe informel soudé par une sensibilité commune et des positions évoluant sur la base du consensus. Au-delà de l’effort théorique, nous privilégions l’action concrète autour d’axes majeurs qui s’inscrivent dans une dynamique globale de lutte contre le capitalisme et son monde.
Pour nous rejoindre, il suffit de venir vers nous en manifestation, de nous contacter par mail, Facebook ou Twitter.
miliparis@riseup.net

‪https://miliparis.wordpress.com/presentation-du-mili/‬



ON PREND LA RUE ET ON LA LÂCHE PLUS

Lycéen-ne-s, étudiant-e-s, chômeurs-es, travailleurs-es, bloquons tout contre la loi travail !

Trois semaines de blocus. Trois semaines où le nombre de lycées mobilisés n'a fait qu'augmenter à Paris, mais également en banlieue et sur l'ensemble de la France. Les universités sont occupées, bloquées et investies de différentes manières par les étudiants, mais aussi par les travailleurs. La jeunesse a compris que ce n'est pas qu'une loi qui se joue, car la loi du travail c'est le quotidien d'une majorité des Français. Nous ne contestons plus une loi, mais un ensemble qui a amené à la situation actuelle. La victoire n'est plus un simple retrait de la loi, mais un changement sociétal, ainsi que de nos conditions de vie.

Les flics nous empêchent de manifester et n'hésitent pas à nous frapper devant nos lycées et dans les manifestations. Prendre la rue signifie s'organiser pour la tenir. C'est pour ça qu'il faut faire bloc.

Nous lançons un appel au blocage total des établissements pour le jeudi 31 mars, mais nous espérons que chacun puisse se saisir de cette date pour penser des actions et construire une grève s'étalant sur la durée, car une journée de blocage est loin d'être suffisante. Organisons-nous en comité autonome partout où nous le pouvons. Combattons les bureaucraties syndicales, soyons réellement indépendant des structures classiques de la politique, critiquons cette loi pour ce qu'elle est : une régression historique de nos droits sociaux, ainsi qu'une atteinte à la dignité de toutes les personnes qui vont être soumises à des pressions plus grandes et de nouvelles galères.

Quel traitement cette loi nous réserve t-elle ?
• Augmentation du temps de travail pour les apprentis (10h/Jour et 40h/Semaine)
• Le tarif des heures supplémentaires peut être diminué de 5 fois sur simple accord d'entreprise.
• De nouvelles possibilités de licenciement arbitraire
• L'augmentation 10h à 12h de travail par jour sur simple accord
• Plus de garanties pour les congés payés en cas de décès d'un proche (mère, père, sœur, etc.)
• Augmentation du nombre de semaines où l'on peut travailler 44h ou 46h, s'il y a un accord.
• Plus de minimum de dommages et intérêts en cas de licenciement injustifié.

Il y a urgence à amplifier la mobilisation si nous ne voulons plus que nos existences se limitent à réveil, travail, dodo et que l'on nous condamne à survivre. Nous sommes les premiers impactés, c'est à nous de décider et nous réapproprier la question de nos conditions de vie.

Nous appelons de nouveau la jeunesse à se mobiliser le jeudi 31 mars et avant de toutes les façons imaginables. Bloquons les usines, routes, lycées, facultés pour bloquer l’économie et exiger le retrait de cette loi rétrograde.

Rendez-vous pour 11h à Nation pour une manifestation joyeuse et déterminée !

‪https://youtu.be/xnCM2nNH_jM‬


MASSIFICATION, PIÈGE À CON
le 27 mars 2016

Massification par-ci, massification par-là. Ils disent même «travail de massification» dans la protestation de la loi «travail». Pas d’efficacité sans travail de massification nous vendent-ils. Pas la première fois que les organisations post-soviétiques nous vendent leur cécité. Ce serait faire insulte aux lycéens et étudiants ayant manifesté que de ne pas voir la terrible efficience qu’ils portent.

Dans les AG, dans les occupations, dans les blocages, dans les tracts imbuvables, ils nous disent tous massification. Bien entendu, plus il y a de monde dans la rue, dans la lutte, plus on est à même de gagner. Merci, on le savait.

Mais c’est en se donnant les moyens d’une force collective qu’on fait masse. C’est en occupant, en bloquant, en manifestant et mille autres moyens, pacifique ou non, qu’on fait plier un gouvernement. D’ailleurs, une obscure chargée de mission sociale du Sénat l’avait dit: «ce n’est pas un million de clics qui font bouger un gouvernement, c’est la rue.». «Nous sommes la rue» est l’écho des lycéens et toute autre personne ayant manifesté ce mois de mars.

Partout, le PS a été attaqué. A Rennes et à Marseille, les gares ont été prises et bloquées. A Paris, brièvement mais surement, un amphithéâtre a été occupé, à Strasbourg également on a vu une tentative d’occupation.


Massification? Mais elle est là la masse, elle grandit de jours en jours. Nous serons toujours plus nombreux à dire non, à refuser les petits jeux syndicaux et négociateurs et à se méfier des organisations parlant de retrait non-négociables. Car lorsque les miettes tombent, il y en aura toujours pour quelqu’un. Si l’on veut désormais grandir, désormais devenir une puissance, il nous faut 1/ continuer ce que l’on fait 2/ toujours plus multiplier les occupations, les lieux ou la lutte prend temps et espace, des lieux qui tissent et brandissent en dehors de l’urgence.
Disjoindre la nécessité de prendre des espaces de l’importance de devenir masse revient à dire que tout se résoudra dans l’urne ou dans un vote.


Partout, la gauche est huée. Et si les vieux qui ont voté PS hurlent à la trahison, les jeunes, partout, sifflent et scandent «tout le monde déteste le PS», sans avoir jamais cru à aucune promesse, si ce n’est d’une vie sans avenir ou d’un avenir sans vie. Le conflit ne se résoudra pas par un changement de président, chacun le sait. Ce mouvement qui démarre, ce mouvement dans lequel on chante ensemble contre l’état d’urgence, la précarité, le racisme d’état et un monde meilleur, il n’a que faire d’un futur président. En vérité, il est fait pour marcher sur la tête des chefs, grands ou petits. Ils sont tous là, à parler de massification, les petits chefs, qui se mettent en tête de cortège, drapeaux et photos, et parlent dans les médias. Mais, comme à son habitude, ce mouvement n’a rien à voir avec ce que l’on en dit dans la presse.

Où sont les têtes des petits chefs lorsqu’il y a blocage, de gare, d’avenue, lorsque ça s’arrête, lorsque les flux de la métropole sont interrompus, bref, lorsqu’on bloque l’économie? On ne trouve alors que l’usuelle violence de la police. Violence exacerbée avec l’état d’urgence. Mais maintenant, on l’a compris, la politique c’est l’urgence. Urgence de tabasser, urgence de faire passer les lois, urgence d’inscrire durablement l’urgence. L’urgence c’et maintenant. Mais l’urgence désempare. Et plus ils sont dans l’urgence, plus, paradoxalement, ils nous laissent le temps de construire un mouvement d’ampleur. Car tout le monde sait que ce n’est pas une seule manifestation, le 31, qui changera la donne. Tenir cela pour acquis, une bonne fois pour toute, et décréter l’urgence de ne pas devenir nous-même en urgence.

Sereinement, construisons parti de la désocialisation.

Ni précarité, ni matraques, ni catastrophe écologique.
Bref, nous ne voulons plus vivre ainsi.


LE MONDE OU RIEN

Cours annulés, manifs sauvages, tags, casse, lacrymos, gouvernement en stress, fac en grève. Quelque chose est en train de naître. «Nous» sommes en train de naître. Nommer ce qui est en train de naître du nom de ce qui l’a précédé, c’est tenter de le tuer. Ramener ce que nous avons vécu dans la rue mercredi dernier, ce qui bouillonne depuis des semaines, ramener la rage qui gronde partout à l’«ombre du CPE» et tous les laïus que nous avons entendus la semaine dernière, est une opération, une opération de neutralisation. Quel rapport y a-t-il entre le discours syndical et les potes lycéens qui taguaient mercredi dernier «le monde ou rien» avant de s’attaquer méthodiquement à des banques? Aucun. Ou juste une misérable tentative de récupération menée par des zombies. Jamais les organisations syndicales, jamais les politiques n’ont été si visiblement à la traîne d’un mouvement. S’ils sont si fébriles dans leur volonté de tout encadrer, c’est justement parce que tout pourrait bien leur échapper. Ce qui s’est passé est simple: une bande de youtubeurs ont additionné leurs like, ils ont parlé hors de tout encadrement, de toute «représentativité», ils ont appelé à descendre dans la rue; une femme qui ne représente qu’elle-même a lancé une pétition contre la loi travail; et parce que ce qui était dit sonnait juste, rencontrait un sentiment diffus, un écoeurement général, nous sommes descendus dans la rue, et nous étions nombreux. Les organisations ont suivi. Le risque de ne pas suivre était trop grand pour elles. Si elles ne le faisaient pas, leur mandat était caduc. Ceux qu’elles prétendent représenter auraient pris la rue sans elles, sans qu’elles puissent placer devant eux leurs banderoles de tête, sans qu’elles puissent sortir leurs gros ballons rouges, sans qu’elles puissent recouvrir nos voix de leurs mauvaises sonos, de leurs slogans grossiers, de leurs discours d’enterrement. Elles auraient été à poil. Les chefs ont donc suivi; comme toujours.

Il n’y a pas une loi qui pose problème, mais toute une société qui est au bout du rouleau.

Nous sommes la jeunesse. Mais la jeunesse n’est pas la jeunesse, elle est plus qu’elle-même. Dans toute société, la jeunesse est l’image de l’élément disponible. La jeunesse est le symbole de la disponibilité générale. Les jeunes, ce n’est rien. Ce sont seulement ceux qui ne sont pas encore tenus. Tenus par un patron, tenus par des crédits, tenus par un CV. Tenus, et donc enchaînés, du moins tant que la machine sociale continue de fonctionner. Les discours médiatiques sur la menace d’un «mouvement de la jeunesse» visent à conjurer la menace réelle, et la menace réelle, c’est que l’ensemble de ce qui est disponible dans cette société, l’ensemble de ceux qui n’en peuvent plus de la vie qu’on leur fait vivre, l’ensemble de ceux qui voient bien que ce n’est pas juste cette loi qui pose problème, mais toute cette société qui est au bout du rouleau, s’agrège. S’agrège et prenne en masse. Car elle est innombrable, de nos jours, la masse des incrédules. Le mensonge social, la farce politique ne prennent plus. C’est cela, le gros problème qu’a ce gouvernement. Et pas juste lui: qui peut bien être assez con pour encore vouloir voter à gauche, à gauche de la gauche, à gauche de la gauche de la gauche, quand on voit ce que cela a donné en Grèce l’été dernier? Un gouvernement de gauche radical surtout dans l’application de l’austérité.

Eh les vieux! Vous n’avez pas été trahis, vous vous êtes juste laissés tromper.

Eh, les vieux! Eh, nos vieux. Vous dites que vous vous sentez trahis. Que vous avez voté pour un parti de gauche, et que la politique menée ne correspond pas à vos attentes. Vous parlez de «reniement». Mais vous étiez où en 1983? Les années 80, les années fric, Tapie au gouvernement, Libé qui titre «Vive la crise!», ça ne vous dit rien? Nous, on n’était pas là, mais entre-temps, vos défaites sont devenues nos cours d’histoire. Et quand on les écoute, ces cours, on se dit que Macron ne fait que terminer le boulot commencé en 1983. C’est le même programme depuis lors. Il n’a pas changé. Vous n’avez pas été trahis. Vous vous êtes juste laissés tromper. Vous avez préféré cultiver vos illusions. Ce ne sont pas les actes des socialistes qui ont trahi leurs discours. Ce sont juste ces discours qui ont servi, à chaque élection, à vous enfumer pour pouvoir continuer à mettre en œuvre le même programme, pour poursuivre la même offensive. Une offensive de 35 ans, menée avec constance, sur tous les plans en même temps – économique, sécuritaire, social, culturel, existentiel, etc.

Cette loi, on n’en discutera pas.

Ce qui est en train de naître, a peu à voir avec la loi travail. La loi travail, c’est juste le point de renversement. L’attaque de trop. Trop arrogante, trop flag, trop humiliante. La loi renseignement, la loi Macron, l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, les lois antiterroristes, le projet de réforme pénale, la loi travail, tout cela fait système. C’est une seule entreprise de mise au pas de la population. La loi El Khomri, c’est juste la cerise sur le gâteau. C’est pour ça que ça réagit maintenant, et que ça n’a pas réagi sur la loi Macron. À la limite, si on descend dans la rue contre la loi travail, c’est pas parce qu’elle concerne le travail. C’est parce que la question du travail, c’est la question de l’emploi de la vie; et que le travail, tel que nous le voyons autour de nous, c’est juste la négation de la vie, la vie en version merde. On n’est plus dans les années 1960, vos Trentes Glorieuses, remettez-vous en, on ne les a jamais connues. Personne d’entre nous ne croit qu’il va se «réaliser» dans le taf. Ce dont on se défend maintenant, c’est que le peu de vie qui nous est laissé après le taf, en dehors du taf, ne soit réduit à néant. Le petit jeu des organisations syndicales et des partis pour limiter le terrain du conflit à la question de la loi travail, à la négociation avec le gouvernement, c’est seulement une façon de contenir notre désir de vivre, d’enfermer tout ce qui les excède dans la sphère étouffante de leurs petites intrigues. Syndicats et partis, pas besoin d’être devin pour voir, d’ores et déjà, qu’ils nous lâcheront en rase campagne au moment décisif. On leur en veut pas. C’est leur fonction. Par contre, ne nous demandez pas de leur faire confiance. C’est pas parce qu’on est jeune qu’on est né de la dernière pluie. Et puis arrêtez de nous bassiner avec vos vieux trucs qui marchent pas: la «massification», la «convergence des luttes» qui n’existent pas, les tours de paroles et le pseudo-féminisme qui vous servent juste à contrôler les AG, à monopoliser la parole, à répéter toujours le même discours. Franchement, c’est trop gros. La question, c’est pas celle de la massification, c’est celle de la justesse et de la détermination. Chacun sait que ce qui fait reculer un gouvernement, ce n’est pas le nombre de gens dans la rue, mais leur détermination. La seule chose qui fasse reculer un gouvernement, c’est le spectre du soulèvement, la possibilité d’une perte de contrôle totale. Même si on ne voulait que le retrait de la loi travail, il faudrait quand même viser l’insurrection: taper fort, se donner les moyens de tenir en respect la police, bloquer le fonctionnement normal de cette société, attaquer des cibles qui font trembler le gouvernement. La question de la «violence» est une fausse question. Ce qui est décrit dans les médias comme «violence» est vécu dans la rue comme détermination, comme rage, comme sérieux et comme jeu. Nous, c’est ça qu’on a éprouvé mercredi dernier, et qui a quelques raisons de faire flipper les gouvernants: il y avait du courage parmi nous, la peur s’était dissipée, on était sûrs de nous. Sûrs de vouloir marcher sur la tête de ceux qui nous gouvernent. Sur la tête de ceux qui, toute l’année, nous marchent sur la gueule.

Taper fort! Taper Juste!

Contrairement à ce que nous disent les apprentis bureaucrates de l’UNEF ou du NPA, taper fort n’est pas ce qui va nous «isoler des masses», si les cibles sont justes. C’est au contraire cela qui va faire que tous ceux qui sont à bout vont nous rejoindre; et ça fait du monde. La question que pose la loi travail, c’est la question de la politique menée par le PS depuis 35 ans, c’est de savoir si oui ou non ils vont pouvoir mener à terme leur campagne de plusieurs décennies.

C’est aussi la question de la politique en général. Qu’un mouvement se lève à un an d’une campagne présidentielle, qui généralement impose le silence et l’attente à tous, en dit long sur la profonde indifférence, voire l’hostilité, qu’elle suscite déjà. Nous savons tous que les prochaines élections ne sont pas la solution, mais font partie du problème. Ce n’est pas par hasard que spontanément, mercredi dernier, les lycéens de Lyon ont cherché à atteindre le siège du PS, et se sont affrontés à la police pour frapper cet objectif. Et ce n’est pas par hasard que des sièges du PS à Paris et à Rouen a été défigurés. C’est cela que, de lui-même, le mouvement vise. Plutôt que de s’enferrer dans des négocations-piège à con, ce qu’il faut attaquer, partout en France, à partir de jeudi prochain, ce sont donc les sièges du PS. À Paris, il faut que ce soit la bataille de Solférino. Pour la suite, eh bien, on verra. Va falloir la jouer fine. Mais l’enjeu est colossal.

Ils reculent, attaquons!


TOUT PEUT BASCULER

EN AVRIL NE TE RÉSIGNE PAS D'UN FIL, EN MAI...

Beaucoup vont sur leur chemin et croient partout croiser ces regards qui, sans un mot, leur disent: les temps sont durs, et les lendemains nous tourmentent. Et du leur ils répondent: Nous vivons une époque difficile, et aucun phare à l'horizon ne nous donne l'assurance de temps meilleurs. La résignation a cela de confortable que, partagée par beaucoup elle exige peu. Mais cet abandon de soi à un système qui nous dépossède, cette mortification des désirs, des sens, des rêves, des passions, ce renoncement à toute possibilité de transformation de notre existence, n'a rien d'autre à nous offrir en échange que l'appartenance à cette communauté du capital, la communauté des vaincus. 
Mais le compte n'y est pas.
Une seule personne qui se lève pour sa liberté suffit à prouver que la liberté n'est pas morte. Et la révolte est contagieuse. Elle étale au grand jour cette question: pourquoi acceptons-nous cet ordre des choses ? 

Nous ne sommes pas descendus dans la rue pour lutter contre la «loi travail», parce que nous nous battons pour un autre monde et que cela ne nous fait pas sens de tenter d'améliorer celui-là car nous en rejetons jusqu'aux bases, étant contre le principe même de loi et de travail en tant qu'exploitation ou auto-exploitation.

Mais nous avons vu dans ce mouvement social naissant l'esquisse d'un dépassement de la remise en question de la «loi travail», nous avons vu des pratiques dépasser la question de la légitimité donnée par «l'opinion publique», dépasser le dialogue démocratique avec le pouvoir, forcément inoffensif contre lui, dépasser le modèle non-violent de la contestation citoyenne, qui ne vise qu'à faire pression sur les gouvernements, ou parfois en changer.

Par ce journal, nous voudrions contribuer à ces dépassements, nous adresser à (aux marges de) ce mouvement, y diffuser nos idées, notre vision de la lutte, et nos objectifs différents. Non pas pour convaincre forcément car nous ne pensons pas détenir la vérité -nous sommes convaincu-e-s aujourd'hui de celle qui construit notre vie comme un combat permanent, comme une tension vers la liberté- mais en espérant que ces idées fassent réfléchir, fassent peut-être écho dans l'esprit d'autres personnes, permettent des discussions fructueuses, des rencontres, ou en motivent certain-e-s à agir hors des sentiers battus.
Le cours de l'histoire n'a pas de sens, n'est ni logique ni prévisible. Et si la vie commence par un refus de ne plus subir le quotidien, chaque jour est l'occasion de passer de la résignation à la vie. Hypothèse ou illusion, qu'il suffise d'y croire, et de se jeter dans la bataille nous fait dire qu'à tout moment, tout peut basculer...

"[...] Aucun pouvoir ne peut régner sans la servitude volontaire de ceux qui le subissent. Rien mieux que la révolte ne révèle que ce sont les exploités eux-mêmes qui font tourner la machine assassine de l'exploitation. L'interruption diffuse et sauvage de l'activité sociale chauffe d'un coup le poêle de l'idéologie et fait apparaître les rapports de force réel; l'Etat se montre ainsi pour ce qu'il est : l'organisation politique de la passivité. L'idéologie d'un côté et la fantaisie de l'autre dévoilent alors tout leur poids matériel. Les exploités ne font que découvrir une force qu'ils ont toujours eue, en finissant avec l'illusion que la société se reproduit toute seule - ou que quelque taupe creuse à leur place. Ils s'insurgent contre leur propre passé d'obéissance, contre l'habitude érigée en défense du vieux-monde."



POINT DE VUE SUR LE "MOUVEMENT CONTRE LA LOI TRAVAIL"

Manifestations sauvages, banques défoncées, barricades dans la rue, commissariats attaqués... ces dernières semaines, ni les énormes dispositifs policiers, avec leurs gaz, leurs matraques et leurs flashballs, ni les organisations politiques de gauche et les syndicats avec leurs services d'ordre, n'ont pu contrôler la rage et la joie de milliers de révolté-e-s. A Paris comme à Nantes, Rennes, Toulouse et dans bien d'autres villes en France, nous avons enfin goûté quelques instants de liberté. Dans cette époque sombre de guerres, de terreur, de misère économique, de nationalisme et de religion, dans cette époque où on nous voudrait tous en rang ou à genoux, le feu de la révolte ne peut que rallumer dans nos cœurs quelques espoirs de rupture radicale avec l'existant.


La «Loi Travail», énième mesure pour intensifier l'exploitation, énième attaque des patrons et du gouvernement contre les intérêts des travailleurs, est seulement la goutte qui a fait déborder le vase. Dans les discours comme dans les pratiques, la question de cette loi a été largement dépassée par tou-te-s celles et ceux qui refusent de négocier avec le pouvoir la longueur de leurs chaînes. L'éventuel retrait de ce projet de loi ne représentera aucune victoire s'il a comme effet la fin des hostilités, le retour à la normalité.
Parce que s'il y a quelque chose à combattre c'est justement cette «normalité»: la normalité d'un patron qui vit sur ton dos, qui s'enrichit de ta sueur, qui t'humilie; la normalité d'un monde où la possibilité même d'exister est déterminée par la quantité d'argent qu'on a dans les poches, un monde où des millions d'êtres humains crèvent dans la misère la plus totale ou vivent dans l'esclavage; la normalité du contrôle et de la discipline de nos vies à travers les écoles, les universités, les horaires, les prisons, les hôpitaux psychiatriques, la bureaucratie, les frontières, les caméras de surveillance...; la normalité des schémas et des modèles de vie qu'ils nous imposent à travers le spectacle et la télé, la pub et la marchandise...


C'est cette normalité que nous voulons rendre impossible. Nous ne croyons pas au «grand soir» de la révolution, nous ne croyons pas qu'il faille attendre un jour l'humanité serait prête à vivre dans une société parfaite. Nous vivons ici et aujourd'hui et nous n'avons pas d'autre vie que celle que nous sommes en train de vivre. Il ne s'agit pas d'attendre que les conditions soient propices, proposer des programmes, attendre que la plupart des «travailleurs», des «étudiants» ou des «sans papiers» deviennent révolutionnaires. Rompre avec les schémas de cette normalité signifie aussi rompre avec les schémas de la politique, du consensus, de la gestion démocratique. S'efforcer de rendre compréhensibles nos idées et nos actes ne signifie pas se reléguer à l'impuissance, renoncer à agir, se concerter avec ceux qui veulent «mieux gérer» ce système structurellement fondé sur l'oppression et sur la domination. L'attaque du pouvoir ne sera jamais consensuelle, même pas parmi les exploités et les victimes du pouvoir. Mais c'est justement à partir de l'attaque du pouvoir, de ses idées, ses modèles, ses structures et ses personnes, que nous voulons «rencontrer les gens», peu importe si nous sommes étudiants ou travailleurs, chômeurs ou précaires, avec ou sans papiers. C'est à partir d'un terrain d'hostilité partagée contre la domination, contre toutes les dominations, que nous pourrons peut-être un jour construire quelque chose de différent de manière collective. Nous ne sommes pas une intelligentsia illuminée qui voudrait conscientiser les masses, nous sommes des individus qui subissons la même oppression et qui avons décidé de traduire notre rage en actes. Si nous diffusons nos idées ce n'est pas pour rechercher un consensus, pour gagner des pions, mais parce que nous espérons que les actes de révolte et d'insoumission se multiplient jusqu'à rendre impossible le fonctionnement normal de la société.


Malheureusement, même la révolte risque de se faire intégrer ou canaliser par le pouvoir. Ces dernières semaines, on s'est retrouvé-e-s très souvent dans la rue à affronter les flics. On est toujours là où ils nous attendent en force, on joue une partition qu'ils ont déjà écrite pour nous, sur un terrain qui ne nous est pas favorable. On suit des manifestations concertées par les syndicats et la préfecture, dans des quartiers bourgeois où la révolte risque d'être moins contagieuse. On accepte la présence de journalistes, photographes et cameramen de tout poil, puis on regarde les vidéos des émeutes sur internet et on s'en exalte. On finit par parler le même langage que le pouvoir, l'exaltation virile de l'affrontement et la spectacularisation de l'émeute.

Pourquoi ne pas essayer de dépasser de telles limites? L'intelligence et l'imprévisibilité peuvent être nos meilleurs outils. Apparaître soudainement pour attaquer là où ils ne nous attendent pas puis disparaître rapidement; bloquer, paralyser, saboter les veines de l'économie, les structures du contrôle, les lieux de travail. Sortir des schémas classiques de la contestation, ses lieux et ses espaces, voilà ce qui pourrait représenter un saut qualitatif dans nos luttes. L'euphorie du ci-nommé «mouvement social» est destinée à mourir si ce dernier n'arrive pas à sortir des rails de la politique. Mais les connaissances qu'on aura accumulées, les idées qu'on aura diffusées, les liens qu'on aura tissés, seront notre meilleur bagage pour poursuivre les hostilités. Pendant et au-delà du «mouvement social», nous n'arrêterons jamais de suivre nos passions destructrices, poursuivre nos rêves de liberté, semer le chaos de la révolte dans l'ordre de l'autorité.


NOUS N'AVONS RIEN À DÉFENDRE

Ni des loi supposées nous garantir, ni un quelconque travail supposé nous permettre de nous «réaliser». Le travail n'est rien d'autre qu'exploitation, fatigue, ennui, humiliation. Toute loi n'est que l'expression de la domination de certaines couches sociales sur d'autres, qui constituent la majorité de la population. Nos fameux «droits» ne sont que le paravent du marchandage entre notre docilité et l'expropriation de nos vies.
Nous sommes nombreux à descendre dans les rue, ces jours-ci. Journalistes, syndicalistes et politiciens (même « alternatifs ») voudraient nous enrégimenter derrière le simple refus de la loi Travail. Mais, en fait, on s'en fout de cette énième reforme d'un code du Travail qui est là pour nous atteler au turbin. On crache sur l'esclavage à vie du CDI comme sur la galère quotidienne de la précarité. Ce qui remplit les rues ces jours-ci, c'est le ras-le-bol envers ce monde de plus en plus invivable. Ce qui apparaît là, c'est un refus du travail, la conscience peut-être encore imprécise mais bien présente que toute loi est une chaîne. Il y a ici et là quelques petites secousses dans la normalité de cette société: des frémissements dans lesquels nous pouvons voir un refus de la soumission et de l'impuissance quotidiennes, une mise en cause de la résignation généralisée.


Ce monde est invivable. D'un côté un État de plus en plus répressif - la carotte de l'État social étant en fin de course (pas pour toutes les catégories, bien sûr: le vieux précept de diviser pour mieux régner est toujours efficace), il ne reste que le bâton. De l'autre côté, des prétendues alternatives qui ne représentent que la volonté de faire gérer cette même société par des syndicats et des partis de gauche, qui n'ont même plus d'illusions à vendre. Ou bien de sinistres cauchemars qui donnent une couleur encore plus morbide à l'autorité: replis communautaires, retour du religieux et de l'oppression morale.


Dans ce panorama sombre, s'attacher à un coin de territoire ou à une situation sociale donnée, revient à jouer sur la défensive, à renoncer à l'audace des rêves. Mais ni une quelconque zone à défendre dans un monde englouti par des nuisances, ni une Justice qui est là pour sanctionner l'inégalité et la privation de liberté, ni quelques droits à se faire exploiter tout le long de la vie, ne pourraient jamais nous suffire.
Cette petite fissure dans la normalité que sont les mobilisations avec l'excuse de l'énième modification du code du Travail, nous voulons l'agrandir, pour qu'elle devienne une brèche, d'où atteindre la fin de l'exploitation. Faisons en sorte que le vase qui commence à déborder se casse. Ne nous contentons pas des promesses politiciennes, chassons les médiateurs sociaux (comme les syndicats), déchaînons notre rage contre cette société qui nous vole, jour après jour, nos vies. Attaquons-nous aux bases morales et sociales de l'autorité. Et aussi à ses structures matérielles: magasins, lieux de production, bâtiments publics, véhicules, moyens de transport de personnes, de marchandises et d'énergie... Attaquons-nous aux hommes et femmes qui l'incarnent: flics, patrons, juges, chefs de toute sorte, bureaucrates, vigiles, politiciens, matons... A nombreux, en petits groupes ou seuls, le jour comme la nuit, quand et où le pouvoir ne nous attend pas.


Un graffiti récent, souvent repris, dit: «le monde ou rien». Mais nous n'avons rien à défendre dans ce monde qui ne nous appartient en rien, et auquel nous n'appartenons pas. Un monde qu'on veut détruire.
La fête ne nous attend pas que sur ses décombres, mais déjà dans la révolte, ici et maintenant. Il n'y a pas de retour en arrière.

Contre toute loi, contre le travail. Contre ce monde d'enfermement et d'exploitation.
Pour la liberté!

[Affiche trouvée sur les murs de Paris]


C'EST L'AMOUR À LA PLAGE...

Contre l'ennui, la monotonie, des brèches s'ouvrent.


Si nous sommes révoltéEs ça n'est pas contre cette loi mais contre toutes les lois, n'existant que pour nous cadenasser, nous infantiliser, nous priver. Elles seront toujours contre nous, il n'y aura pas de compromis possible entre l'appareil répressif et les amantEs de la liberté.

Si nous sommes révoltéEs, c'est contre le travail, qui nous dépossède, de notre temps, de nos savoirs, de nos réflexions. Nous abrutissant, rythmant nos vies à la cadence d'un chrono. Purs espaces de contrôle pour lesquels on devrait se mettre à genoux, se battre... Accepter une mise en concurrence, humiliation qui fait désormais office de symbole de réussite sociale.


Nous ne nous écraserons pas les unEs les autres.
Nous serons attentifs, soudéEs, réactives.
Nous nous tiendrons, offensives, face aux humiliations pour qu'aucunEs n'ai plus à baisser la tête.
Si nous souhaitons cela, si notre révolte DOIT faire exister cela, elle ne peut se confondre à des références viriles, para-militaires.
Nous ne saurions admettre de n'être que «300». Soyons protéiformes, que ce que l'on fissure soit un espace pour toutes et tous.
Si nous voulons la guerre, c'est bien pour faire, ensuite, l'Amour à la plage!

Ahou... CHACHACHA!

[Tract distribué à Paris à la manifestation du 9 avril.]


NOUS SOMMES CONTRE LE TRAVAIL

Parce que nous sommes contre un système qui repose sur l'exploitation de tout et de tou-te-s.
Parce que les administrateurs de ce monde transforment l'ensemble du vivant en marchandises sur toute de la planète.
Parce que cette société n'a d'autres choix à nous proposer que la mise au travail, quelques miettes pour survivre ou l'enfermement pour les indésirables et les récalcitrant-e-s.
Parce que le travail c'est vendre son temps, ses énergies, son corps et son esprit à des patrons, à des chefs, à des machines.
Parce que le capitalisme et l'Etat prétendent avoir la mainmise sur tous les aspects de notre vie et nous dépossèdent de plus en plus de toute autonomie et même de nos rêves de quelque chose de profondément autre.
Parce que ce système de production effrénée ne laisse pas d'en-dehors où chacun-e pourrait décider librement de ses activités.
Parce que Papa Etat ne garantit des droits qu'au prix de notre liberté; c'est le même qui lâche ses chiens de garde dans la rue, crée et militarise les frontières et fait la guerre aux quatre coins du monde.
Parce que les restructurations (qu'ils appellent «crises») signifient le durcissement de la misère, du cannibalisme social, des techniques et des technologies de contrôle.


Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, nous sommes non seulement contre le travail mais surtout contre le monde qui en fait un pilier et un horizon indépassable.
Si nous ne voulons pas aménager la longueur de nos chaînes mais bel et bien les détruire, il n'y a ni négociation ni dialogue possible avec le pouvoir quel qu'il soit.
Il s'agit donc de mener cette lutte au-delà des limites qu'essaient de nous imposer tous ceux qui ont intérêt à ce qu'elle étouffe dans les cadres existants (dont font partie les politiciens et les co-gestionnaires de tous ordres).


Au lieu de toujours suivre des agendas posés par d'autres la question est d'étendre la révolte en décidant nous-mêmes de ce contre quoi nous voulons l'exprimer, en imaginant mille et une manières pour bouleverser ce monde, en nous associant et en nous auto-organisant sans chefs ni hiérarchie, en prenant l'initiative, individuellement et collectivement et par l'action directe. Ainsi il devient possible d'affronter les puissants qui prétendent nous dicter leur loi, pour en finir avec la guerre permanente qu'ils nous livrent à coups d'autorité, de fric et de flics.
Les grands événements citoyens et médiatiques sont conçus pour réduire la révolte à une simple indignation démocratique et pour la faire rentrer dans les rangs de la politique et de la représentation. A l'inverse, s'attaquer directement à ce qui permet à ce système de fonctionner et de nous faire fonctionner ouvre à des possibilités d'arracher l'espace indispensable pour développer d'autres rapports.


Les blocages et les sabotages ne sont pas de simples mots d'ordre, mais des pratiques bien réelles ouvrant des chemins pour sortir de la routine de l'exploitation et de la logique de consommation, y compris du spectacle de la contestation.
Car, tant que les métros transportent le bétail humain, tant que le courant électrique alimente les usines de mort et les laboratoires du contrôle, tant que l'argent continue à circuler, tant que les écrans continuent de diffuser la propagande, tant que les fibres et les antennes assurent notre dépendance, tant que les artères de la ville impriment leur rythme à nos corps et nos esprits, tant que ...

... alors brisons le train-train quotidien!

[Tract distribué à Paris lors de la manifestation du 5 avril.]


DU CENTRE À LA PÉRIPHÉRIE

L'attaque avant tout. Comme discriminant, comme mot de passe, comme projet concret. Dans les faits. Même dans de petits faits. Pas dans les bavardages. Même si ce sont des bavardages habituels sur les grands systèmes. Si nous devons nous rencontrer, qu'on se rencontre à partir de cela. Dans les faits, contre les grands projets, les grands temples de la mort, les structures visibles de loin et qui attirent l'attention de tout le monde, même de ceux qui font tout ce qui est possible pour faire semblant de ne pas comprendre. Sur cela, nous sommes tout à fait d'accord. Mais pas seulement sur ça.


Tous les jours, dans nos parcours balisés, contraints par le capital et ses intérêts, nous rencontrons des cibles peu visibles. Ce ne sont pas les grandes cathédrales qui reflètent leur signification sur l'écran géant des moyens d'information de masse, mais ce sont les petits terminaux d'un monstrueux projet de contrôle et de répression, de production et d'enrichissement pour les patrons du monde. Ces petites cibles passent souvent presque inaperçues. Parfois nous les utilisons aussi, sans s'en apercevoir. Mais à partir du petit ruisseau, mince et inoffensif, se construit, à force d'affluents, le grand fleuve sale et tourbillonnant. Si nous ne pouvons pas bâtir un barrage sur le fleuve, parce que nos forces ne sont pas suffisantes, qu'on réduise au moins l'afflux d'eau, en coupant une partie de ces petits apports. Cela, nous pouvons le faire. Aucun contrôle répressif, si dense qu'il soit, ne pourra jamais s'assurer de chaque élément de l'ensemble du projet productif. La dispersion dans le territoire est l'une des conditions de la production capitaliste.
Voilà, elle peut devenir le point de départ d'une stratégie d'attaque. Une stratégie facile, qui n'exclut pourtant pas d'autres interventions plus consistantes et, considérées en elles-mêmes, plus significatives.


Mais n'oublions pas que la signification des petites attaques est donnée par leur nombre et cela est possible parce qu'il ne s'agit pas d'actions très complexes, au contraire, la plupart du temps, ce sont des faits décidément élémentaires. Nous pensons que c'est le moment d'aller du centre vers la périphérie.

Paru initialement dans ProvocAzione, n°3, mars 1987


FAIT-ON DES RÉVOLUTIONS SANS CASSER DES OEUFS ?

En 1924, dans les premières lignes d'un pamphlet comme on n'en lit plus aujourd'hui, un jeune rebelle constatait «qu'il y a, dans le langage, des mots et des expressions que nous devons supprimer, car ils désignent des concepts qui forment le contenu désastreux et corrupteur du système capitaliste». Il parlait du travail: le plus grand affront et la plus grande humiliation que l'humanité ait commis contre elle-même. Conscient qu'on ne supprime pas un mot sans supprimer ce qu'il désigne matériellement, et que supprimer un mot est impuissant si les rapports sociaux ne sont pas subvertis, il concluait par cette sulfureuse déclaration riche de promesses: «Le travail détruit la vie. [...] Si nous sentons en nous-mêmes cet élan créateur, il s'exprimera par la destruction de ce système lâche et criminel. Et si, par la force des choses, nous devons travailler pour ne pas mourir de faim, il faut que par ce travail, nous contribuions à l'effondrement du capitalisme. [...] Nous voulons créer comme des hommes libres, pas travailler comme des esclaves ; pour cela nous allons détruire le système de l'esclavage. Le capitalisme existe par le travail des travailleurs, voilà pourquoi nous ne voulons pas être des travailleurs et pourquoi nous allons saboter le travail». Sa proposition était claire, sans équivoque: la destruction par le sabotage.

Et sa proposition est toujours valable: chaque rouage du système capitaliste peut être saboté. Mais cette proposition, aujourd'hui, quand elle est exprimée ou mise en actes, génère des réactions qui nous poussent à ce constat: il y a dans le langage des mots et des expressions que nous devons préciser, car ils servent des discours qui maintiennent une confusion entre ceux qui défendent et ceux qui veulent détruire le système capitaliste. Nous parlons du mot violence.


L'auteur de ce vieux pamphlet aurait-il pu imaginer qu'aujourd'hui, après des décennies de propagande et de pacification, ce même mot servirait à désigner l'exercice d'une domination et les actes qui visent à s'en libérer ? Que dans une époque qui croule sous l'insignifiance, en se focalisant uniquement sur les moyens, des moyens jugés violents, on en viendrait à ne plus s'interroger sur les intentions et les buts qui motivent et que poursuivent les auteurs de ces gestes et de ces pratiques? Qu'on mettrait dans un même panier, par exemple, le matraquage de manifestants par la police et l'attaque d'un commissariat, l'enfermement et l'expulsion de personnes dotées des mauvais papiers et la tentative de ces personnes de franchir par la force une frontière ; et qui plus est que les honnêtes gens excusent ou relativisent les premiers et condamnent les seconds ? Qu'un rapport au monde et à nous-mêmes gravement inféodé aux lois de l'économie et au respect de la sacro-sainte propriété amènerait à cataloguer comme violent le pillage d'un commerce et à nier la violence incommensurable et quasi-universelle qu'est la nécessité de payer une marchandise, de passer à la caisse pour satisfaire ses besoins ? Puisque nous aussi aujourd'hui nous voulons détruire cette société ennemie de la vie, nous devons nous poser quelques questions, et nous pencher sur ce mot pour aborder les problèmes qu'il pose: la violence.

Si nous prenons des exemples récents comme la destruction d'agences bancaires, immobilières, d'assurances, de lycées, de mobiliers urbains, ou l'assaut de commissariats, de mairies ou de permanences de partis politiques, nous constatons que pour beaucoup ces actions n'ont pas besoin d'explications a posteriori, qu'elles se comprennent comme une réponse à la répression, à l'exploitation, à une certaine forme vécue d'oppression. Ce qui en gêne certains, à les entendre, c'est l'usage de la violence. On entend: «les anarchistes se battent contre cette société qui repose sur l'imposition de règles grâce à la force brutale, qu'elle soit légale ou illégale, contre l'accumulation de richesses, fruit de l'exploitation, où une minorité de possédants et de dirigeants imposent leur volonté à tous. Comment diable peuvent-ils accepter d'utiliser la violence, alors qu'ils la combattent sous toutes ses formes dans ses expressions sociales et économiques ?» Peut-être suffit-il de dire que nous n'avons jamais vu de gouvernement (ainsi que ceux qui aspirent à en être) s'auto-dissoudre, quant à ceux qui profitent du capitalisme - aussi loin que notre mémoire porte - nous n'avons pas entendu qu'ils aient jamais mis volontairement la clé sous la porte puis envoyé ce système aux poubelles de l'histoire. Mais la question est d'importance, et nous aurions tort de ne pas apporter quelques détails.

Le gouvernement fait la loi, et pour imposer cette loi, quand les institutions démocratiques, leur prétendue légitimité ou le mythe de l'intérêt général ne suffisent plus, quand la lutte ou un refus (même partiel) prend le pas sur l'adhésion du plus grand nombre au statu quo ou l'apathie, il a besoin d'une force matérielle pour canaliser les contestations et réprimer ceux qui l'affrontent. Cette force est la police et l'institution judiciaire, qui dans les buts poursuivis marchent ensemble. Si le gouvernement ne disposait pas de cette force - en deux mots une matraque et un code pénal - pour imposer sa loi, et si les classes exploitantes ne disposaient pas d'un gouvernement pour imposer des lois qui leur profitent, alors n'obéiraient à ces lois que ceux qui le veulent. Ce ne serait donc plus des lois mais de simples propositions que chacun serait libre d'accepter et de repousser. La loi est par nature une règle que l'autorité étatique impose par des moyens coercitifs, la menace et la répression. La lutte contre le gouvernement et les classes exploitantes, la lutte contre l'existence même de la loi se résout donc dans une lutte physique, matérielle. Dans cette lutte, face à la violence légale du capital nous n'avons pas d'autre choix que de répondre par la violence de la révolte, et par là même de faire éclater l'incompatibilité entre la liberté à laquelle nous aspirons et l'autorité de l'Etat. La violence, aussi douloureuse qu'elle soit, est un moyen indispensable pour mettre fin à la perpétuelle et plus insidieuse violence qui maintient dans l'esclavage la grande masse des êtres qui peuplent cette planète.

Si nous pouvions choisir entre la violence et «la paix», sans doute choisirions nous la seconde. Mais pour qui veut bouleverser l'ordre du monde le choix ne se pose pas en ces termes. Car comme le disait jadis un anarchiste «[...] pour que deux êtres vivent en paix il faut que tous les deux veuillent la paix; [...] si un des deux s'obstine à vouloir obliger par la force l'autre à travailler pour lui et à le servir, l'autre s'il veut conserver sa dignité d'homme et ne pas être réduit au plus cruel esclavage, malgré tout son amour pour la paix et la bonne entente, sera bien obligé à résister à la force par des moyens adéquats».

Ainsi, si tout gouvernement, toute institution, tout groupe, toute personne qui exerce le pouvoir a tout intérêt à condamner et à ce que soit endiguée préventivement - par l'éducation notamment - chez chacun sa propension à la violence, à l'usage de la force, ce n'est assurément pas pour des considérations morales, mais bien parce que la violence de la rébellion porte atteinte aux rapports de domination et qu'elle rompt les chaînes de l'obéissance (à la loi, à la légitimité, aux patrons, aux petits chefs...). La violence, sous les multiples formes qu'elle peut prendre, est un des moyens que nous avons à notre disposition. Un moyen que nous ne fétichisons pas, et que comme tous les moyens nous évaluons en fonction des buts à atteindre, de nos finalités, de notre éthique et de notre sensibilité.


Nombreux sont ceux qui ces derniers jours ont pris les rues au cours de ces «manif' sauvages», à les avoir arpentées de jour et de nuit au cri de «Paris, debout, soulève toi». Celui qui veut être honnête avec lui-même, celui qui veut se tenir aussi près que possible de ce qu'il a dit, peut-il bannir la violence des gestes et des pratiques, et donc la destruction, sans réduire le soulèvement à quelque chose d'impuissant et inoffensif, sous prétexte que ce n'est pas «constructif» ? Destruction et création ne peuvent-ils donc pas aller de pair? Pourquoi auraient-ils peur des ruines, désormais, ceux qui portent un monde nouveau dans leurs cœurs? Parce qu'ils ne souhaitent qu'un ravalement de façade de celui-ci, que nous voulons détruire ? Il serait bon de rompre l'hypocrisie du «tous ensemble tous ensemble», et commencer par cette interrogation: se soulever, oui, mais pour aller où ? Si l'on doit se questionner sur les moyens pour arriver à nos fins, et donc sur la violence, ce doit être à l'intérieur de cette question plus vaste: «Que voulons-nous ?».


THÈSES SUBJECTIVES SUR LA VIOLENCE

Contrairement à ce que raconte le vieil adage, la violence en soi ne perpétue pas la violence. Ce n'est que lorsqu'elle est institutionnalisée qu'elle se perpétue en tant que système. Contre cette violence institutionnalisée, il faut opposer une violence individuelle, passionnelle, ludique - la violence de l'individu qui se réapproprie sa vie. Les cibles de cette violence sont avant tout les institutions du système, ses symboles et ses marchandises, mais peuvent aussi être des individus, lorsqu'ils agissent en tant que représentants de ces institutions, lorsqu'ils représentent une menace immédiate à notre capacité à nous réapproprier notre vie.


Pour éviter de se perpétuer, la violence insurrectionnelle doit éviter de s'institutionnaliser - par la formation de milices ou de groupes paramilitaires, par exemple, qui ne sont que des institutions de violence dont l'ambition est de se substituer à celles déjà existantes contre qui elles sont en lutte (ce qui est l'essence même de la politique). D'autres groupes armés se donnent comme mission l'autodéfense ; si on comprend ce terme dans le sens de la simple préservation de soi, cet objectif est toujours mieux servi par le conformisme ou la réforme des institutions par les moyens qu'offrent le système et non la confrontation armée avec lui. [...]


Le vandalisme, les émeutes et les soulèvements spontanés sont loin d'être les seuls moyens dont l'individu dispose pour se réapproprier sa vie. Je suis toutefois convaincue qu'on ne peut pas en faire l'économie, puisque décider de passer de la survie à la vie nous mène directement à l'affrontement avec les institutions de pouvoir. Cette violence reste la plus saine, la plus jouissive, la plus savoureuse d'entre toutes si elle est vécue comme un jeu, comme une fête. Elle apporte la satisfaction blasphématrice de souiller et d'enrayer, du moins pour un temps, du moins dans un certain espace, la mécanique de l'oppression.


La violence libératrice est utilisée tactiquement et intelligemment, jamais systématiquement et rationnellement. Elle ne vise pas à se perpétuer: elle est individuelle, même lorsqu'elle est exercée en groupe, elle est provisoire, passionnée, créatrice dans sa destruction. Elle abat les murs et ne laisse rien derrière qui permettrait de les reconstruire.


QUE FAIRE DE NOS NUITS DEBOUT ? DE LA POLITIQUE OU SE RÉVOLTER ?

Samedi 9 avril, suite à une après-midi d'émeutes place de la Nation, une belle soirée commence à partir de la place de la République, lieu de concentration de milliers de personnes grâce à l'initiative «Nuit Debout». D'abord on se dirige vers Stalingrad, où des migrants qui y avaient trouvé refuge avaient été expulsés par les flics quelques jours auparavant. On enlève et on défonce les grilles posées par la marie pour empêcher l'installation des migrants. On retourne place de la République en manif sauvage et un flic en civil est éloigné et poursuivi par les manifestants. Une fois place de la République, on repart en manif sauvage pour rendre visite à Valls, qui habite dans le 11ème. Une énorme foule de gens reprend la rue au cri de «Paris debout, soulève-toi». Des vitrines de banques sont pétées, le commissariat du 11ème est caillassé, les voitures de flics garées en face du comico prennent cher. Gaz lacrymogènes et grenades de désencerclement d'un côté, barricades en feu, projectiles et pétards de l'autre. Les flics bloquent une partie des manifestants rue de la Roquette mais dès qu'ils ouvrent la voie on se resserre et on se dirige de nouveau vers la place de la République. Toutes les banques sont systématiquement attaquées et leurs vitrines détruites. Une fois place de la République, encore des barricades et une Autolib' est cramée au milieu de la rue. Rage et joie se mélangent, les actes de révolte sont applaudis par une bonne partie de la foule. La Nuit Debout semble ouvrir quelque possibilité de rupture avec le triste quotidien de soumission aux règles de l'Etat et de l'Economie. Pourtant, ses organisateurs tirent la gueule et, d'après la préfecture, à 2h50, un responsable de Nuit Debout demande le concours de la force publique «en raison de la difficulté de son service d'ordre à assurer la sécurité» sur la place (info sortie par l'agence de presse AFP). Au moins une personne est arrêtée à ce moment-là par les porcs en uniformes.


Si on ne peut que se réjouir face aux débordements qui partent de la place de la république, on ne peut pas pour autant être acritique face aux collabos des flics et soutenir l'initiative citoyenniste de «Nuit Debout». Comme les Indignados et Podemos en Espagne et le Movimento 5 Stelle en Italie, ce nouveau mouvement politique prétend instaurer la «démocratie directe». Il se présente comme un mouvement de contestation sans leaders, hors des partis et des syndicats. Bien sur, les politiciens et les journalistes qui ont lancé cette initiative n'affichent pas les noms des organisations, des partis et des syndicats dans lesquels ils militent. Une bonne stratégie pour construire une force politique innovatrice, qui peut gagner la sympathie du citoyen moyen avec l'illusion de la participation. Et effectivement, au bout d'une semaine, des milliers de personnes s'entassaient déjà sur la place, pour échanger leurs bonnes intentions et faire la fête dans une ambiance fête de l'Huma...


Beaucoup se disent: Comme on est beaux tous ensemble, comme on est forts quand on est si nombreux!

Du point de vue d'un parti politique, d'un gouvernement, d'un Etat ou d'une nation, bien évidemment, l'unité est importante! Etre ensemble, se réunir, arriver à un consensus - nous dit-on - est difficile mais nécessaire, c'est la base même de la démocratie. La discussion est bienvenue quand elle ne remet pas en question la structure même, la critique est bienvenue quand elle s'exprime de manière à rendre plus fort et plus uni l'ensemble. Tout pouvoir a besoin de se renouveler périodiquement pour ne pas tomber face aux ruptures qui se produisent à l'intérieur de la société: coopter ses opposants, canaliser, récupérer et intégrer le mécontentement de la population. L'union fait la force, c'est vrai, mais c'est la force de masses unies derrière leurs chefs et leurs drapeaux, c'est l'union de la meute derrière son berger.

Mais non - nous disent-ils - ici nous n'avons pas de chefs et nous n'avons pas de drapeaux. Nous sommes une assemblée horizontale, nous sommes un réseau, nous sommes plusieurs réseaux connectés... Effectivement, les individus ici ne sont pas annihilés et triturés par la machine de l'Etat mais par l'Assemblée sacrée, et l'Esprit du Consensus. On parle deux minutes chacun - et on vote même pour aller pisser (debout ?). C'est la majorité qui décide. C'est la démocratie directe et en effet on réécrit même la Constitution. Tant le contenu que les méthodes de l'initiative Nuit Debout vont ouvertement dans le sens de la construction d'une nouvelle force politique réformiste, capable de formuler des revendications face au pouvoir, d'instaurer un dialogue avec lui et, peut-être, un jour, prendre sa place.


Alors la vieille question se repose, mieux gérer ce système ou le détruire? Se constituer en un ensemble/groupe pour que nos délégués négocient avec le pouvoir la longueur de nos chaînes ou se déchaîner, transformer notre rage et notre urgence de liberté en une passion destructrice et créatrice? La politique ou la révolte?
Et d'ailleurs qu'est-ce que voudrait dire «mieux gérer» ce système? Comment ce système politique, social et économique pourrait-il continuer à fonctionner sans exploiter des millions d'êtres humains réduits à l'état de matière première? Comment cette économie, ses machines, ses transports, ses technologies, comment tout ça pourrait continuer à exister sans piller et contaminer d'énormes portions de terre, provoquant des guerres et dévastant un peu partout? Comment les puissants, les riches, les patrons défendraient leurs belles maisons, leurs propriétés, leurs affaires, leurs vies même sans des armées, des flics, des prisons et des frontières?


Aucune alternative n'est envisageable à l'intérieur de ce système. Rien ne peut être construit tant que la machine de l'économie et de l'Etat continue de fonctionner. Nous ne voulons pas créer des oasis à l'intérieur du désert, un entre-soi de supposée horizontalité, ni présenter une belle liste de revendications au pouvoir, s'asseoir à discuter avec nos ennemis, leur faire des propositions. Nous voulons détruire cette société. Nous n'aspirons pas à l'unité et au consensus du mouvement social, ce qui permettra sa récupération par le prochain chacal gauchiste. Nous sommes partisans de la révolte diffuse, de l'autonomie d'action des individus et des groupes, sans aucune centralisation.


Imaginez-vous donc si, au lieu de discuter place de la République pour écrire la nouvelle Constitution, ces milliers de personnes - en groupes plus ou moins petits - s'organisaient partout pour saboter l'économie, bloquer ses artères, attaquer les patrons, dépouiller les commerces et partager le butin, occuper des bâtiments, des immeubles, foulant aux pieds la propriété privée, transformer les lieux du pouvoir et du commerce en foyers d'insurrection... imaginez-vous l'effet de contagion qu'un tel processus pourrait avoir parmi les exploité-e-s, les marginalisé-e-s, les insoumis-es.


Mais n'est-ce pas justement ça que craignent les syndicalistes et les politiciens de gauche? Doit-on s'étonner quand ils condamnent, se dissocient et consignent à la répression tou-te-s celles et ceux qui, de manière autonome, agissent en attaquant directement les structures et les personnes responsables de l'oppression?
Alors non, ne nous laissons pas piéger par ces nouvelles formes de politique, par cette ci-nommée «démocratie directe» pensée et créée pour canaliser le mécontentement diffus vers la politique. Ne cherchons pas la masse, soyons des individus libres et incontrôlables, cherchons des complices, pas des électeurs, des chefs ou des pions.
Rendons dangereuses nos nuits debout.

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