‪LA ROUTE DU SUD OUEST‬

‪LA ROUTE DU SUD OUEST‬ "La route du sud-ouest" est un photo-métrage de 26 minutes sur l’amour et la révolution, réalisé par Jean-François Brient, auteur du film documentaire "de la servitude moderne".



«Dans un monde atomisé où errent des individus narcissique en quête du plaisir immédiat, l’amour est cette force qui se constitue en résistance et en acte subversif.»

L’histoire, largement autobiographique, est centrée sur une rencontre amoureuse dans le cadre d’un groupe de révolutionnaires dans une ville d’Amérique du Sud. Mais ce photo-métrage est aussi une réflexion plus théorique sur la place de l’amour et sur la possibilité de le réinventer pour s’émanciper de l’emprise totalitaire marchande.

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Prologue

La vie brûle de se répandre à travers la diversité des sentiments et dans la beauté des rencontres possibles. Et ainsi de se retrouver dans cette somme de la diversité. Mais la réalité dont il faut partir est cette séparation entre chacun et tous. Dans l’amour, le séparé existe encore, mais non plus comme séparé : comme uni. Et le vivant rencontre le vivant.
Pourtant, l’harmonie enivrante des corps et des esprits n’a qu’un temps. Le tourbillon s’arrête et le courant emporte les êtres vers d’autres ciels étoilés. Ils continuent leur dérive mais ils ont été transformés. La beauté de l’amour ne réside pas dans la durée mais dans cette transformation.

Premier jour... quelque part en Amérique latine


Les mêmes matins ouvrent sur les mêmes questions qui loin de refermer le gouffre, ne font que l’agrandir. Il y a ce vague souvenir des alcools et des fumées de la veille. Il y a l’importance de ce monde sans importance. Et moi au milieu de ce désert.
Encore une journée où il faudra s’incarner dans cette guerre de chacun contre tous. Encore une journée où il faudra errer dans ce monde qui ne nous appartient plus, dans cette prison où tout est devenu si laid.
Cette civilisation n’en finit pas de mourir. Mais à mesure que son déclin devient la manifestation la plus évidente de son existence, la recherche du plaisir immédiat et la réussite individuelle constituent l’aspiration de l’immense majorité. La soif de reconnaissance correspond parfaitement au processus général d’effritement de toute l’existence. Le narcissisme de ces temps bouleversés n’est rien d’autre que le côté subjectif du fétichisme de la marchandise. Lorsqu’une certaine idée de l’homme et du monde s’effondre, lorsque la marchandise envahit tout, l’espace comme les relations, la communauté disparaît et il ne reste plus que l’individu face à ce néant. Alors les hommes essayent de se construire un abri au milieu de ce champ de ruines. Cet abri, ils l’appellent le bonheur mais il n’est rien d’autre qu’une mystification de leur solitude.
C’est du fond de l’ennui qu’inspire ce monde normalisé que naît la passion de marcher sur le bord de la vie. Le blasphème aux lèvres et la négation dans l’âme, je rampe dans ce désert. Le mépris y tient lieu d’espérance.
Il suffit de voir cette foule hypnotique qui ère sans but, tout juste capable d’obéir, pour comprendre que les véritables rencontres se font rares sous l’empire de la servitude. Seuls ces écrits sur les murs laissent songer que la vie existe encore, quelque part, non loin d’ici peut-être.
Voilà ma famille, ma tribu, ma bande de frères. Avec eux je suis en paix car nous savons contre quoi nous sommes en guerre. À notre échelle, avec nos gestes, nous jetons nos forces contre l’ordre du monde. «Je sais qu’il y en a qui disentque nous servons à peu de chose. À ceux-là je réponds que nous sommes du côté de la vie. Nous aimons des choses aussi insignifiantes qu’une chanson ou un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peut-être peu de chose mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles.»
C’est ici que l’on rencontre ceux qui valent la peine, ceux qui n’ont pas encore renoncé à l’essentiel et qui ont conservé dans leur regard ce feu que n’ont plus les résignés. Toute véritable rencontre est un événement de même que tous les événements réels naissent d’une rencontre. Ils ouvrent de nouveaux trajets aussi bien à l’échelle de nos destinées qu’à l’échelle de l’Histoire. C’est ici que je la rencontrai. Elle venait du Mexique et n’était de passage dans ma ville que pour trois jours. Des camarades de San Cristobal lui avaient parlé de notre groupe. Elle était toute envahie par son projet de film sur les luttes indigènes du rio grande à la terre de feu. Elle nous aidait à préparer des banderoles pour le jour de la race, qui commémore ce matin funeste où Colomb avait mis les pieds sur le continent. Nous avons peu de traditions dans le groupe mais il nous plait de marquer cette date de notre sceau. Un peu comme ces républicains français qui chaque année le 21 janvier mangeait une tête de veau en se rappelant quand celle de leur roi avait vacillé.
Elle était belle et lumineuse, ses cheveux glissaient sur sa nuque et sa peau blanche, un peu sucrée, inspirait aux lèvres un baiser. On ne sait pourquoi une personne vous attire, ce n’est peut être qu’une question d’odeurs. Mais je n’avais ni la force ni l’envie d’échapper à ce tourbillon. Je l’observais longtemps, je l’approchais lentement et dans ce jeu étrange de la séduction, je l’isolais un peu. Ses yeux brillaient quand elle parlait. La passion était là et l’indispensable cohérence du discours aussi. Elle me parlait de son projet et de la nécessité de tisser des liens entre tous ces groupes qui surgissent un peu partout. Elle disait que le sérieux historique était de retour. Je répliquais que l’heure était aux hurlements. Elle me sentait désespéré, je la trouvais trop optimiste; c’est sans doute pour cela que seule la révolution nous paraissait une aventure digne de cet état de survie dans lequel nous végétions. Elle disait qu’il fallait convaincre, je répliquais qu’il fallait combattre, nous étions d’accord sur l’essentiel. Je lui proposais de nous enfuir…
La discussion sur le sens de tout cela continua longtemps, mais déjà, il y avait quelque chose de nouveau: une peur mêlée d’espérance. Elle disait que nous étions faits pour aimer mais pas pour tomber amoureux. Elle m’expliquait que c’était là toute la différence entre un choix qu’on assume et une condition que l’on subit. J’admirais le raisonnement mais dans la fragilité de cet instant suspendu, je ne trouvais rien à dire qui vaille la peine. En réalité, je ne pensais plus qu’à la prendre dans mes bras pour l’embrasser…

"Il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour."
Alfred de Musset

Je me réveillais au milieu de la nuit et déjà, de manière presqu’imperceptible, mon regard avait changé. Je sentais que celle vers qui tout mon être tendait pouvait tout aussi bien s’en aller, ne plus être là, à mes côtés. Cette idée me glaça. Errant dans les ruines de la civilisation, je voulais simplement la conserver, la posséder en quelque sorte. Elle devenait à elle seule, la compensation aux affres et aux souffrances qui m’habitent depuis toujours. Elle était le sens qui manquait à tout cela, «le paradis de l’évidence inexprimable». Et moi, enfant perdu de ce siècle, je glissais ainsi dans la mélancolie d’une autre époque, et qui ne reviendrait plus. Ce ne peut être assurément que l’odeur de la fin d’un monde. Elle se retourna pour me dire qu’elle m’aimait et qu’elle était très heureuse de me connaître. Nous nous embrassâmes à nouveau avant de replonger dans l’amour, cette danse sublime qui unit la chair et les étoiles. Et puis le sommeil…

Deuxième jour...


Le lendemain matin, elle me proposait de l’accompagner au musée d’art précolombien. Je lui dis que le temps ne s’y prêtait guère, mais elle semblait ne pas s’en soucier.
Je connais bien ce musée pour y avoir erré de longues heures. Je lui demandai de m’expliquer son projet de documentaire sur les luttes indigènes. Elle me dit que c’était un projet qui s’inspirait d’un proverbe africain: «Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens les histoires de chasses continueront de glorifier le chasseur.» Elle voulait renouer les fils décousus de notre histoire à travers le récit des luttes indigènes.Elle me disait qu’il fallait créer des ponts entre les combattants d’hier et ceux d’aujourd’hui. Elle pensait l’humanité comme un cercle qui aurait été rompu avec l’arrivée des Européens sur nos terres.
Elle affirmait que rien ne manquait plus au monde aujourd’hui que la pensée amérindienne et que malgré la volonté des conquistadors et de l’Église de bruler notre mémoire comme ils avaient brûlé les codex mayas, des brasiers demeuraient et qu’il fallait les appeler depuis le présent. Elle se proposait donc de traverser le continent du rio Grande à la Terre de feu, munie de sa caméra et de traquer les luttes indigènes avec l’acharnement d’un chasseur de prime. Elle me parlait avec la même aisance de Tupac Amaru, du sentier lumineux ou encore des cocaleros. Je lui proposais de nous accompagner cet après-midi pour notre action contre le jour de la race. Elle acceptait…
La poésie réside dans le fait d’arrêter le cours apparemment immuable de la société marchande. Notre but, lorsque nous réalisons ces actions est une sorte de terrorisme poétique. Il s’agit de changer la vie de ceux qui les voient en diffusant la conscience critique et en incitant à agir. «La création ne peut plus avoir pour fonction de représenter le beau, ni de représenter quoi que ce soit. Sa valeur réside dans son action même et dans les conséquences qu’elle suscite.» Nous voulons contribuer, par un nouvel élan subversif dans la création, à la formation d’un espace et d’un temps libérés de l’emprise totalitaire marchande, où l’on puisse enfin penser l’impensable et réaliser l’inacceptable.
Et puis pour nous, la peur est un moteur, ce genre d’actions nous permettent de dépasser nos limites. On ne se laisse pas contrôler par la peur, on utilise l’adrénaline pour avancer contre le système.
Ce jour-là, pour la première fois, l’amour et l’action subversive avançaient main dans la main. Je l’aime, je l’aime car elle est ce que j’ai toujours désiré. À ce moment précis, me revint en mémoire un slogan écrit sur les murs de Paris en mai 68 : « Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution.
Plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour.” Mais si je voulais parler la belle langue de mon siècle, j’utiliserais une formule plus ramassée et plus tranchante : L’émeute est le champ expérimental de l’amour.

"Je n’appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l’être aussi." Alfred de Musset

Lui: Je te sens comme indifférente au fait que tu t’en ailles demain.
Elle: Non, tu te trompes, j’ai beaucoup apprécié ces jours passés avec vous et avec toi.
Lui: Mais tu vas partir?
Elle: Je dois suivre mon chemin.
Lui: Je n’avais pas encore vécu une telle harmonie avec quelqu’un, unir l’amour et la révolution, ce n’est pas si facile. J’ai peur de passer à côté de l’amour véritable.
Elle: L’amour véritable, l’amour passionnel, l’amour fusionnel, je n’y crois guère. La vérité est que la représentation socialement élaborée de l’amour n’existe pas. L’amour fusionnel est l’illusion qui sert le mieux les intérêts de la domination présente. L’amour dans les films ou dans les chansons définit une manière de penser, une manière de réagir qui ne sert finalement qu’à développer l’insatisfaction lorsqu’il se confronte à la réalité vécue. Et l’insatisfaction généralisée est la matrice de la consommation.
Lui: Mais l’amour authentique est justement l’arme qui peut détruire l’insatisfaction généralisée.
Elle: Je ne pense pas que la majorité des femmes partagent ton point de vue. Il est toujours difficile de s’écarter des normes aliénantes de l’amour mais je suis décidée à bâtir ma force et ma joie à contre-courant. En dissociant sexualités et propriété exclusive, je veux rompre avec les relations de mépris, de violences physiques, d’autorité, et aussi avec l’habitude de raisonner en fonction de l’autre. L’amour, en tant que construction sociale appauvrit les relations possibles. Moi je veux l’affection sans la jalousie, l’intensité sans la dépendance, la sexualité sans l’exclusivité. Je veux vivre, partager, être libre, chanter, rire, être moi. Je ne veux appartenir à personne et que personne ne m’appartienne. Je veux suivre mon chemin, celui qui me rapproche des autres et non celui qui m’enferme dans les bras d’un autre.
Elle avait tout dit et elle avait raison. Je restais là, incapable de lui répondre. J’aurais pu lui dire que nous pouvions construire quelque chose de différent, mais à quoi bon, si tous les couples pensent cela mais aucun n’y parvient. Je la serrai simplement dans mes bras en espérant qu’un jour je serai à la hauteur d’un tel discours.

Troisième jour

Nous nous réveillâmes en fin d’après-midi. Le silence envahissait la pièce. Je la voyais tranquille, avec la même passion à mon égard et pourtant dans quelques minutes nous nous séparerons et peut-être pour toujours. Je l’admire, elle est capable d’aimer tout en restant libre, alors que moi je souffre. Elle me regarde avec tendresse et me dit simplement qu’il est temps d’y aller.
Devant le bus qui l’emmènera loin de moi, elle me tend un carnet et me dit de l’ouvrir après son départ.
Ils s’embrassent, le bus s’en va, il ouvre le carnet et l’on peut lire: «Chaque cœur est une cellule révolutionnaire!» Il t’appartiendra d’écrire notre histoire…

Épilogue...

Elle avait pris la route du sud-ouest. Je pensais à nous sans tristesse. Je marchais dans la nuit tombante, sentant le vent pénétrant tout mon être, juste cette phrase qui revenait comme un refrain: c’est bien plus beau lorsque c’est éphémère. Je sentais que quelque chose en moi avait changé…
"J’ai souvent souffert, je me suis trompé quelques fois mais j’ai aimé." Alfred de Musset

Telle est la vie des hommes. Quelques rencontres qui brillent d’un feu plus intense au milieu d’un ciel obscurci par la servitude. Et le projet, toujours renouvelé, d’écrire notre propre histoire.
Ceux qui parlent de révolution sans se proposer de bouleverser les relations amoureuses ne font que défendre la fonction oppressive du vieux monde. L’amour aussi, avec tant d’autres choses est à réinventer. Il s’agit de détruire les sentiments de propriété et l’illusion d’éternité qui perdurent dans l’amour. Entre la sexualité-marchandise et l’amour-possession, il existe une ligne étroite sur laquelle il faudra se mouvoir. Il nous appartient d’inventer ce jeu et le langage qui lui correspond.


Le texte et le film sont libres de droits, ils peuvent être copiés, diffusés, projetés sans la moindre forme de contrainte. Ils sont par ailleurs totalement gratuits et ne peuvent en aucun cas être vendus ou commercialisés sous quelque forme que ce soit. Il serait en effet pour le moins incohérent de proposer une marchandise qui aurait pour vocation de critiquer l’omniprésence de la marchandise. La lutte contre la propriété privée, intellectuelle ou autre, est notre force de frappe contre la domination présente.
Ce film qui est diffusé en dehors de tout circuit légal ou commercial ne peut exister que grâce à l’appui de personnes qui en organisent la diffusion ou la projection. Il ne nous appartient pas, il appartient à ceux qui voudront bien s’en saisir pour le jeter dans le feu des combats.


Jean-François Brient
Pièces jointes
Makh
J'ai supprimé l'italique de ta première citation, cela faisait buguer le mur commun. :-)
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